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Double matérialité : tout ça pour quoi ?

Paru dans :
Les Échos
#Reporting

Alors que la Commission européenne vient de publier son projet de standards RSE (les fameux ESRS, pour European Sustainability Reporting Standards), les entreprises s’essaient d’ores et déjà à la double matérialité. Mais le risque est grand de privilégier la conformité réglementaire, plutôt que d’engager une réflexion stratégique de fond sur la durabilité du modèle économique.

En positionnant la double matérialité comme clé d’entrée du reporting, la nouvelle directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) place l’impact au cœur de la réflexion sur la performance de l’entreprise. Ce nouvel exercice réglementaire vise à cartographier les principaux enjeux d’une entreprise en fonction non seulement de leur impact financier, mais aussi – et c’est toute la spécificité de l’approche européenne – des externalités de l’entreprise. Le passage d’une analyse des risques pour l’entreprise à une analyse plus large des risques et des opportunités, pour l’entreprise mais aussi pour la société, consacre une approche plus équilibrée, plus ouverte et surtout plus stratégique de la RSE. Avec la double matérialité, la RSE 1.0, purement défensive et réactive, cède la place à la RSE 2.0, proactivement intégrée au modèle économique.

Éviter toute usine à gaz

Parce que c’est la première étape vers le futur rapport de durabilité, les entreprises ont déjà lancé les travaux sur la double matérialité. En charge de proposer un cadre homogène, l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) a défini les critères de cette analyse, désormais inscrits dans le projet d’acte délégué[1] publié par la Commission européenne. Pour autant, il revient aux entreprises de bâtir leur propre méthodologie : quelles données utiliser, qui consulter, selon quelles modalités, avec quel niveau de granularité (sur les activités ou les zones géographiques) et, surtout, à quelles fins ?

Il s’agit avant tout de composer avec les limites de l’exercice – et de les accepter. Si le sujet nécessite une compréhension fine des activités de l’entreprise, il requiert un point de vue externe, apportant perspective et prospective. Point de vue d’experts bien entendu, mais aussi de parties prenantes de l’entreprise, clients, fournisseurs, partenaires, pour comprendre leurs attentes et imaginer de nouveaux possibles. Et si les données quantitatives peuvent guider la notation, il faut assumer la part évidente de subjectivité de l’exercice, de la sélection des enjeux testés à celle des sources d’information, données ou profils mobilisés.

Sans tomber dans une usine à gaz, la matérialité doit contribuer à poser un diagnostic en s’articulant avec les travaux connexes. Analyse des risques, devoir de vigilance, vulnérabilité aux risques physiques et de transition, mais aussi données chiffrées : bilan carbone, empreinte biodiversité, bilan socio-économique… Nombreuses sont les analyses aujourd’hui menées séparément, qu’il va falloir faire « dialoguer » et parfois mettre en cohérence, pour qu’elles se nourrissent les unes les autres, sans se superposer.

Outil d’aide à la décision

Plus encore : il serait dommage de perdre de vue en route l’objectif de la matérialité, et de la voir (avec le reporting) comme une fin en soi, plutôt que comme un moyen de stimuler et de cadrer la réflexion stratégique. De même que le bilan carbone doit servir une trajectoire climat, c’est un état des lieux, une aide à la décision. Simple ou double, elle reste un outil au service de la structuration des priorités stratégiques – car, en demandant aux entreprises de s’engager sur des objectifs, c’est bien la définition d’une stratégie RSE plus pertinente et mieux intégrée au modèle économique qui est visée par la CSRD.

Un écueil majeur serait de tirer (ou de maintenir) l’entreprise vers une approche technicienne de la RSE. La double matérialité doit « rester à sa place » : permettre l’identification des enjeux prioritaires et des premières pistes d’actions pour l’entreprise, sans l’enfermer dans une approche par enjeu ou trop opérationnelle.

Attention donc à ne pas détourner l’attention – et les efforts – de l’objectif originel : rapprocher impact et performance.

Prendre du recul

L’analyse de matérialité seule ne suffit pas. Elle forme un socle et ne remplace en rien la réflexion plus large et éclairée sur la durabilité du business model qu’elle doit faire émerger : replacer la cartographie d’enjeux génériques dans une vision spécifique et prospective de l’entreprise, prendre du recul pour questionner sa mission, ses ambitions et son offre… à la lumière de ce qui la rend unique : son histoire, son ADN, sa présence géographique et les contextes dans lesquels elle opère, sa raison d’être.

Cela passe d’abord par l’implication du management, afin d’impulser la réflexion au plus haut niveau, de nourrir le diagnostic et d’en faciliter l’appropriation. Cela suppose aussi d’inscrire la stratégie RSE dans le narratif de l’entreprise : mettre en perspective les enjeux prioritaires et les engagements associés avec la trajectoire de l’entreprise.

À ces conditions seulement, la double matérialité ouvrira la voie à une RSE transformative, intégrant les enjeux de durabilité dans le modèle économique pour assurer la pérennité de l’entreprise.

[1] Les actes délégués sont des « actes juridiquement contraignants qui permettent à la Commission de compléter ou de modifier des éléments non essentiels des actes législatifs de l’UE. » Source : https://commission.europa.eu/

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Contributeur.ice.s
Anne Carmier
Anne
CARMIER
Directrice Conseil
Stratégies Durables

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