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Entre recul et résilience : comment booster la RSE malgré le « backlash écologique » ?

3ème édition de la newsletter "L'optimisme en mouvement"

Alors que l’ère de la sensibilisation est derrière nous et qu’elle devrait céder la place à la transformation effective de nos modèles économiques (avec son cortège inévitable de difficultés), la transition écologique et la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) semblent perdre du terrain dans les priorités des dirigeants économiques et politiques. Dans les entreprises, l’inflation, l’instabilité géopolitique, et l’émergence de nouvelles priorités comme l’intelligence artificielle (IA) ont détourné l’attention des questions de durabilité. Mais derrière ce recul apparent, c’est aussi la difficulté pour les entreprises à entrer « dans le dur » de la transition et à faire de la RSE un moteur de création de valeur tangible et immédiat qui est en jeu. Dans un environnement politique et médiatique qui favorise les discours simplistes et clivants, tout en brouillant la compréhension des enjeux réels, y compris chez les plus jeunes générations…

LE « BACKLASH ECOLOGIQUE » EST TENDANCE… MAIS EST-IL AUSSI REEL QU’ON LE DIT ?

C’est une tendance forte de cette rentrée, que l’excellent magazine L’ADN (emmené par Adrien de Blanzy) a identifié parmi les « 10 #tendances qui vont faire 2025 » présentées cette semaine (leur Livre des Tendances est en vente ici) : l’écologie, qui a fait l’objet d’un relatif consensus après la pandémie, ne fait plus recette. Alors même que les effets de la crise climatique et de l’érosion de la biodiversité sont de plus en plus tangibles, on assiste en effet à une montée du mécontentement à l’égard de la transition écologique, créant un contexte propice à des reculs en matière d’action environnementale. A partir de ce que je vois passer depuis mon poste d’observation chez UTOPIES, je me suis plongée dans le sujet, lisant toute une série de rapports, notes et articles passionnants dont je vous livre ici l’essentiel de ce que j’en ai retenu. En vous demandant pardon au passage d’avoir du coup pris une semaine de plus avant de vous livrer ce 3e numéro de la newsletter, un peu plus long que d’habitude… car la question est importante et complexe.

Or donc, en Europe, des mouvements de contestation (comme les manifestations des « gilets jaunes », l’opposition à la limitation de la vitesse à 80 km/h sur les routes ou les protestations récentes des agriculteurs) semblent indiquer un « backlash » écologique – ou retour de bâton contre les politiques écologiques perçues comme contraignantes et injustes. Sauf que pour Théodore Tallent, chercheur-enseignant à Sciences Po (Institut d’études politiques de Paris) et auteur pour la Fondation Jean-Jaurès d’une note sur le sujet du « backlash écologique », ledit backlash est en réalité surestimé, et s’avère in fine plus politique que citoyen : en effet, selon les études d’opinion, le public reste très largement favorable à la transition écologique (ce qui ne l’empêche pas de se mobiliser parfois contre certaines politiques climatiques jugées inéquitables). Une majorité de citoyens considèrent même, en France, que le gouvernement n’en fait pas assez (seules 11 % des personnes interrogées jugent que le « gouvernement en fait trop » sur le réchauffement climatique et la protection de l’environnement, selon un sondage Elabe pour l’Institut Montaigne et Les Echos de décembre 2023, et 59% jugent qu’il n’en fait « pas assez »). Mais le débat se polarise sous la pression des partis extrêmes, qui cherchent à exploiter un mécontentement localisé.

En résumé, l’extrême droite a d’abord surestimé ce backlash populaire sur lequel elle s’appuie pour justifier un discours populiste qui consiste à s’attaquer à Bruxelles et aux élites ; par peur d’être dépassées par l’extrême droite, les droites conservatrices plus traditionnelles ont suivi le mouvement et le discours à droite s’est porté sur « l’écologie punitive » – selon une réthorique où tout effort pour changer de modèle économique est radicalement disqualifié ; dans le même temps, les lobbies ont flairé ici une bonne occasion d’accroître la pression pour favoriser leurs intérêts – voir la façon dont les industries fossiles ont repris l’argument pour expliquer qu’elles ne sont pas contre la transition mais que c’est aussi leur rôle de faire en sorte que tout le monde puisse avoir accès à une énergie pas chère, dans un contexte où les citoyens souhaitent ne pas aller trop vite. Et le mouvement s’est du coup généralisé en touchant jusqu’aux partis centristes. Ce, alors même que la société reste en demande d’action – et surtout en demande d’une bonne action, juste, souligne Théodore Tallent.

LE ROLE D’UNE INFORMATION DE QUALITE… ET DES MEDIAS ENGAGES

Interviewé par l’ADN, le philosophe Dominique Bourgrenchérit en pointant du doigt le rôle du populisme dans ce phénomène :  « plus la planète se dégrade, plus il est politiquement payant de nier la situation. » Le populisme, qu’il soit de gauche ou de droite, vise ainsi à exploiter la peur et l’incertitude des citoyens en brouillant la compréhension des enjeux réels, qu’il s’agisse de l’écologie, mais aussi du Hamas ou de l’invasion de l’Ukraine par Poutine. C’est tout l’enjeu de la « post-vérité », qui prive les citoyens de leur capacité à comprendre la réalité, les rendant vulnérables aux discours simplistes, qui sur la transition écologique cherchent à éviter toute responsabilité.

Les effets se font déjà sentir sur les plus jeunes selon l’ADN, qui note que génération Alpha ne rime pas forcément avec génération climat : abreuvés d’informations anxiogènes et contradictoires comme de discours polarisés, beaucoup de jeunes collégiens et lycéens d’aujourd’hui se replient dans le déni ou l’indifférence. Faute de se sentir concernés, ils reprennent mollement à leur compte les éléments de langage des générations précédentes, qui ont montré leurs limites (ours polaires, banquise, recyclage…). Alors que dans les médias et sur les réseaux sociaux le potentiel d’audience fait passer les clashs et les petites phrases avant le traitement de l’écologie, plus complexe à mettre en œuvre, alors que les vidéos promouvant les « nouveaux récits du déni » climatique cartonnent sur YouTube, remettant en question la science et l’efficacité des solutions au changement climatique (voir le rapport « Le nouveau déni climatique » du Center for Countering Digital Hate – CCDH, une ONG qui lutte contre la désinformation en ligne), un tiers des adolescents britanniques (37%) selon une enquête Survation estiment désormais que le changement climatique est volontairement « exagéré ».

Autant dire qu’il nous faut des médias à la hauteur de la situation, car à force de penser qu’on assiste à un backlash, on finit par le créer : ainsi Radio France a songé à supprimer l’émission « La Terre au carré » cependant que France Télévisions a, de son côté, mis un terme à l’émission « Vert de rage » (sans parler de Novethic qui est menacé au sein de Caisse des Dépôts), pour ne pas angoisser les citoyens ni apparaître comme trop militants… ce qui finit par légitimer le discours de l’extrême droite. Fort heureusement, on a assisté à une levée de boucliers pour sauver La Terre au carré, ce qui montre qu’il y a des citoyens en demande de programmes environnementaux.

La climatologueValérie Masson-Delmotte ne dit pas autre chose : d’une part on donne une impression fausse que les autres ne jouent pas le jeu (alors qu’avec le plan Biden et le déploiement massif des renouvelables en Chine, on a une dynamique plus claire) et de l’autre les progrès réalisés en Europe, tels que la réduction des émissions de GES, la construction d’un système électrique décarboné, la sortie en cours du charbon ou l’amélioration de la qualité de l’air, ne sont pas assez racontés et célébrés – ce qui fait percevoir la marche à franchir comme insurmontable. Ce que confirme son collègue François Gemenne : même le traitement climatique de The Guardian, pourtant très mobilisé sur le sujet, semble parfois contre-productif, car très orienté sur les problèmes, sans mention des solutions, ce qui risque de ne générer ni action, ni désirabilité, ni envie d’agir.

Pour Valérie Masson-Delmotte, le backlash écologique prend racine dans les nombreuses dissonances au sein de la société, qui créent confusion et envie de recul face aux défis environnementaux. Ce recul n’est pas nouveau car « quand des transformations de société profondes adviennent, ça ne se fait jamais de manière linéaire. Il y a toujours des avancées et des forces réactionnaires ou coalitions d’intérêts qui entraînent des retours en arrière », déclare-t-elle à l’ADN.  Souvenons-nous : en 2007, après que presque tous les candidats à l’Élysée aient signé le pacte écologique de Nicolas Hulot, Nicolas Sarkozy avait rapidement lancé l’ambitieux Grenelle de l’Environnement, avant de tourner la page en 2010 en déclarant au Salon de l’Agriculture que « l’environnement, ça commence à bien faire »…  Une attitude qui fait écho à celle de l’ex-majorité macroniste l’hiver dernier en réponse à la « colère des agriculteurs ». Le cercle vicieux est en place : plus l’environnement se dégrade, plus il est compliqué de faire de l’agriculture, et plus les agriculteurs sont en colère, se sentant attaqués dans leur métier. Ce qui fait germer le souhait de faire tomber les contraintes et les normes pour surmonter ces difficultés, alors même qu’un grande partie d’entre eux sont en réalité conscients du problème et prêts au dialogue.

Malgré tout, insiste Théodore Tallent, « ce n’est pas en ignorant la crise écologique qu’on va la résoudre », tout en convenant que la peur seule active un mécanisme de protection bloquant. Mais on peut avoir peur et avoir envie d’agir : « la science montre que si à chaque fois qu’on parle d’un problème, on avance une solution, on active chez les gens la capacité à changer » – ce que font d’ailleurs des émissions comme La Terre au carré.

LE BACKLASH TOUCHE LES ENTREPRISES ET LA RSE : LA TENTATION DE L’ABANDON ?

Quel est l’impact de ce backlash dans les entreprises ? Dans son récent rapport « The Visionary CEO’s Guide to Sustainability 2024 », le cabinet Bain révèle une inquiétante baisse de près de 30 % de l’intérêt des dirigeants pour la durabilité par rapport à la période post-Covid. Alors que la crise sanitaire avait créé un engouement pour des modèles économiques plus résilients, ce recul, qui s’apparente à un véritable retour en arrière par rapport aux engagements de l’Accord de Paris, est motivé par des facteurs de court terme : inflation galopante, tensions géopolitiques, et impact des technologies telles que l’intelligence artificielle.

Les dirigeants se retrouvent ainsi confrontés à une désillusion et à la réalité des défis liés à la transition durable, qui ne se révèle pas aussi rapide ni aussi simple à mettre en œuvre qu’espéré. L’idée que la RSE représenterait uniquement une source de coûts, avec un retour sur investissement incertain, gagne donc du terrain dans nombre de conseils d’administration. A cela s’ajoute un autre vent soufflé par l’extrême droite trumpiste et la « post-vérité » américaine, qui assimile la RSE à un « wokisme » d’entreprise qui imposerait des changements culturels et sociaux, notamment en matière de diversité, d’égalité, et d’inclusivité, menaçant la liberté d’entreprise et la croissance économique.

Pourtant, ce recul de la RSE est en contradiction flagrante avec les préoccupations et attentes croissantes des clients (consommateurs individuels et clients B2B), ce que souligne aussi le rapport de Bain (en cohérence avec de nombreuses études déjà disponibles – voir par exemple ici ou ) : 60 % des citoyens se disent disent que leurs préoccupations pour le climat ont augmenté depuis deux ans, et 36% des clients B2B se disent prêts à changer de fournisseurs si ceux-ci ne répondent pas à leurs attentes en termes de durabilité.

Ce recul est également en décalage avec les études nombreuses portant sur le « business case » et la monétisation de la RSE, qui en font apparaître l’impact positif en termes de création de nouveaux marchés, de réduction des coûts ou des risques, d’accès facilité aux financements responsables, d’amélioration de l’image de marque, ou de encore rétention des talents.

Mais avec la banalisation de la RSE, son potentiel de transformation semble s’être atténué : si toutes les grandes entreprises ont mis en place des efforts de décarbonation, elles n’atteignent la plupart du temps pas leurs objectifs : 36% n’atteignent ainsi pas leurs objectifs sur les Scope 1 et 2, et 51% sont en retard sur leurs objectifs du Scope 3, selon Bain. Et les entreprises n’ont pas forcément pour autant intégré la durabilité dans leur stratégie – ce qui se traduit notamment par une difficulté manifeste à renoncer aux activités nuisibles pour la société ou l’environnement. Ainsi, en l’absence de régulation macroéconomique efficace par le politique, les entreprises qui essaient de prendre les problèmes à bras-le-corps se heurtent à la matérialité du monde … et les autres préfèrent se voiler la face sur les contradictions éventuelles de leur modèle et le fait qu’il faudrait changer de système économique.

Il faut dire que la réalité physique du climat ne les aide pas, de même que les échelles de temps trop différentes entre la cause qui les inquiète et les intérêts qui gouvernent leurs décisions : une entreprise de chocolat occidentale aura beau réduire drastiquement ses propres émissions de GES, elle n’en subira pas moins de plein fouet l’augmentation des coûts du cacao (+400% en un an) liée à la crise climatique dans les pays producteurs au Sud… Dans ce contexte, comme le souligne François Gemenne dans son récent TEDx PARIS , il est urgent de faire preuve d’inventivité dans la recherche du « business case » et des « metrics » permettant de mesurer les retours sur investissement, notamment sur la décarbonation, afin de montrer (aux dirigeants comme aux citoyens) qu’il y a aussi des intérêts immédiats à agir, et que l’action climatique ne doit pas être vue comme un sacrifice de la compétitivité à court-terme. C’est ce que souligne également Bain, en invitant les entreprises à adopter une perspective holistique (voir ci-dessous) pour montrer que la décarbonation est bien un moteur de création de valeur à court-terme… Pour mémoire, une autre étude publiée cette semaine par le BCG sur la décarbonation semble attester que la chose est possible, puisque 25 % des grandes entreprises interrogées déclarent des bénéfices annuels liés à leur démarche de décarbonation équivalant à plus de 7 % de leurs revenus, soit un bénéfice net moyen de 200 millions de dollars par an (essentiellement dû à la réduction des coûts d’exploitation, souvent grâce à des initiatives axées sur l’efficacité, la réduction des déchets, la rationalisation des matériaux ou le recours aux ENR). Sans surprise, ces entreprises sont aussi plus avancées et vont au-delà des fondamentaux (la mesure, la transparence et la fixation d’objectifs) en calculant les émissions au niveau des produits et en définissant un plan de transition climatique global.

DES PISTES DE SOLUTIONS POUR RELANCER LA TRANSITION ECOLOGIQUE ET LA RSE

Dans ce contexte, comment faire face à ce contexte incertain et momentanément défavorable à la transition écologique et à l’engagement des entreprises ? Faut-il juste lever le col, rentrer les épaules et attendre que la tempête passe ? Ou y a-t-il une stratégie plus proactive et inventive à imaginer ? Voici quelques pistes très subjectivement glanées au fil de mes lectures récentes sur le sujet et au prisme de quelques convictions solidement ancrées…

1/ La CSRD comme point d’équilibre entre conformité et stratégie. D’abord, la #CSRD, nouvelle norme européenne de reporting sur la durabilité, peut être pensée comme une réponse aux critiques qui pleuvent sur la RSE. Comme l’explique Didier Livio dans un récent article pour Ilec – La voix des marques, la directive se veut un « point d’équilibre » entre la normalisation nécessaire et la flexibilité stratégique demandée par les entreprises. Contrairement aux anciennes régulations, elle exige un reporting structuré, qui rend les entreprises comparables, tout en permettant à chacune de personnaliser sa stratégie RSE en fonction de sa réalité, de son activité et de son modèle propre. Le processus initial de « double matérialité » permet de prendre en compte à la fois les impacts des activités de l’entreprise sur la société et les risques sociétaux pour l’entreprise elle-même. De ce fait, la CSRD devrait ainsi encourager une concurrence positive, en aidant à différencier les entreprises leaders de celles qui peinent à s’adapter.

Avec un bémol quand même, car l’efficacité du dispositif dépendra évidemment de la capacité des entreprises, dans leur diversité, à la mettre en œuvre avec le soutien de leurs auditeurs sans se perdre dans un formalisme bureaucratique qui pourrait en détourner le sens initial : intégrer la RSE au cœur de la stratégie d’entreprise sans la réduire à une simple série de cases à cocher. C’est aussi le défi souligné par le récent rapport Draghi, qui appelle à trouver un juste milieu entre les exigences de compétitivité et la responsabilité environnementale.

2/ Développer l’IA au service de la transition écologique. Comme  le souligne l’étude Bain, l’arrivée de l’intelligence artificielle dans les stratégies d’entreprise offre une opportunité unique de ré-investir dans la transition écologique… en même temps qu’elle va certes augmenter les émissions liées au digital (augmentation estimée à +300% en un an dans une entreprise de grande consommation classique du fait du recours aux IA génératives). Ce qui impose de l’utiliser à bon escient. Bain cite le cas d’IKEA , par exemple, qui a développé un moteur de recommandation basé sur l’IA capable de personnaliser les suggestions de produits en fonction notamment des préférences des consommateurs en matière de développement durable (20% des interactions avec cet outil génèrent du trafic vers le site marchand de l’enseigne, et 5 % de ces visites se transforment en transactions). D’après l’étude du Boston Consulting Group (BCG) , les entreprises qui utilisent l’IA pour préciser leurs émissions indirectes (liées à l’amont et l’aval) et calculer l’empreinte carbone de leurs différents produits libèrent ainsi du temps à leurs équipes pour travailler à la réduction effective ou au calcul du ROI (!) et sont de ce fait 4,5 fois plus susceptibles de bénéficier d’avantages significatifs liés à la décarbonation.

La note tout juste parue du CESE sur l’IA et l’environnement affirme également que l’IA, loin d’être antagonique à la RSE, peut contribuer à la moderniser et à rendre l’action écologique économiquement viable, notamment pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et optimiser la consommation d’énergie, par exemple dans le chauffage des bâtiments ou la gestion des flux de circulation. Ceci, à condition évidemment (c’est le point de vigilance historique pour faire converger transition digitale et transition écologique) que son développement soit encadré de manière à minimiser ses impacts négatifs sur l’environnement – notamment pour éviter un possible effet rebond (les gains d’efficacité énergétique permis par l’IA pourraient inciter à une utilisation accrue et non-raisonnée de cette technologie, ce qui en annulerait pour partie ou en totalité les bénéfices écologiques initiaux).

3/ Faciliter la transition des modes de vie collectifs, pour construire une transition écologique juste et effective : le rapport de l’IDDRI paru cet été(et joliment intitulé « Quand on peut, on veut ») propose ainsi de mettre en œuvre la transition à partir d’une perspective inversée. Il n’est plus l’heure de promouvoir une « prise de conscience » environnementale, qui échoue le plus souvent à se traduire dans les faits. L’enjeu est désormais de « rendre possibles, faciles, attractives, et désirables les pratiques vertueuses, dans le cadre d’un partage juste des changements », en rééquilibrant les responsabilités : aujourd’hui sur les seules épaules du consommateur et du citoyen, celles-ci doivent aussi et surtout reposer sur les acteurs publics et sur les entreprises, qui ont le plus de pouvoir pour façonner les offres et normes qui structurent nos modes de vie…

Pour les auteurs de l’Iddri , parmi lesquels Mathieu Saujot et Sophie Dubuisson-Quellier, ce qui explique le décalage entre les fortes préoccupations environnementales dans les enquêtes d’opinion et la faible ampleur des actions réelles, c’est le manque d’intervention sur les environnements (physiques, économiques, socio-culturels et cognitifs) – et non une prétendue irrationnalité des citoyens-consommateurs. Cette approche « par le bas » entend aussi montrer que l’écologie est plurielle, inclusive et qu’elle nous concerne toutes et tous : elle recommande donc de partir de la diversité des groupes sociaux, de leurs pratiques et de leurs freins, pour structurer des trajectoires de transition adaptées, qui résonnent avec les valeurs et identités des audiences sans jamais les stigmatiser ni donner l’impression de juger la conscience écologique des gens, afin d’embarquer toute la société au-delà des groupes minoritaires déjà engagés.

4/ Pour aller plus loin dans ce sens, Théodore Tallent appelle à une « transition juste », qui intégrerait des mesures compensatoires ciblées pour les populations les plus impactées. Il cite notamment des recherches qui ont montré comment, à Milan, une taxation sur les véhicules polluants avait alimenté le vote d’extrême droite. Alors que cela ne fut pas le cas lorsque des politiques sociales avaient été intégrées dans les politiques écologiques, dans les communes qui avaient mis en place des mécanismes de compensation. Autre exemple : en Espagne, un plan de transition juste a été appliqué pour les travailleurs du charbon, avec des syndicats, des mécanismes de compensation, des départs en retraite anticipés, des plans de formation pour les plus jeunes. Sans générer de mécontentement, et avec même une hausse des partis sociaux-démocrates. Tallent en déduit que fondamentalement, les gens ne sont pas contre la transition écologique : ils veulent surtout que les coûts soient équitablement répartis, et que la transition offre aussi des opportunités visibles et tangibles, notamment en termes de création d’emplois et d’amélioration de la qualité de vie.

5/ Pour cela, il est essentiel de territorialiser l’action et de « faire atterrir » les discours écologiques, pour rapprocher les enjeux du quotidien des gens. A l’encontre d’une transition souvent perçue comme « imposée d’en haut » (et même si le cadre national et européen reste la pierre angulaire de toute action climatique ambitieuse), chacun.e doit pouvoir s’approprier la transition écologique sur son territoire, avec son collectif, et son projet adapté à son contexte économique, social et culturel (c’est ce que nous avons développé avec mes collègues dans notre dernier livre « L’entreprise hyper-locale », publié il y a un an). Cela veut aussi dire engager une démarche collective – car on ne change bien qu’en groupe (et c’est vrai aussi des entreprises et de leurs dirigeants, comme le montrent le succès de la CEC (Convention des Entreprises pour le Climat), mais aussi des démarches #ACTPasàPas ou #BCorp / Can B que UTOPIES connaît bien pour les déployer au quotidien chez ses clients).

6/ Il est enfin vital de construire un discours positif et engageant sur une écologie désirable qui rassemble toute la société plutôt que de la diviser, loin de toute stigmatisation ou de divisions identitaires – comme le rappelle à nouveau Théodore Tallent (dans un propos qui fait écho à notre étude « La Vie Happy » publiée avec ADEME Ilec – La voix des marques et IKEA en 2016). Ce narratif nouveau sur l’action climatique doit aussi tirer les leçons des sciences sociales et s’appuyer sur les  référentiels individuels en s’alignant sur les valeurs et les priorités personnelles à plus court terme – telles que les économies financières, la santé, le bien-être ou l’attention portée à sa communauté et sa famille. Il ne doit aussi pas oublier de signaler aux citoyens qu’ils agissent déjà, au quotidien, pour la protection de l’environnement et qu’il leur faut non pas aller à l’encontre de ce qu’ils sont et font, mais simplement s’engager davantage – comme l’avait déjà souligné Florence Servan-Schreiber dan #laviehappy. La solution n’est pas contre eux mais pour eux, elle leur apportera des bénéfices nombreux et tangibles. Dans la communication de ces messages aussi, l’engagement des entreprises et des marques, qui contribuent à façonner (par leur marketing et leurs produits) les nouveaux imaginaires et les normes sociales, est essentiel.

CONCLUSION : LE COURAGE DE SE REINVENTER, FACE AUX DILEMMES ETHIQUES

Dans un contexte où il s’agit désormais, comme Edgar Morin l’écrivait après le COVID, d’apprendre à vivre avec l’incertitude, la transition écologique amène les dirigeants à arbitrer entre des valeurs souvent contradictoires : compétitivité à court terme contre résilience à moyen ou long-terme, réduction des coûts contre investissements dans des pratiques plus vertueuses, etc. Ces décisions ne sont pas seulement des choix financiers, elles sont également éthiques et stratégiques. Dans son rapport, Bain souligne que la capacité des dirigeants à résoudre ces dilemmes éthiques et à choisir courageusement entre des priorités divergentes est ce qui révèle leur véritable leadership. Comme l’exprimait bien le rapport RSE « Dealing with dilemmas » du pionnier scandinave Novo Nordisk il y a bientôt deux décennies, la capacité de l’entreprise à résoudre ces dilemmes de manière créative, en inventant une troisième voie ou en optant pour le « en même temps », est au cœur de la transformation nécessaire. Finalement, investir dans la RSE et la transition écologique, c’est développer la capacité de l’entreprise et des dirigeants à accepter l’incertitude, à s’adapter et à prospérer dans un monde en transformation rapide.

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