Ben & Jerry’s, dont les fondateurs furent parmi les premiers clients d’UTOPIES il y a 30 ans, est depuis quelques semaines au cœur d’un bras de fer avec Unilever, sa maison-mère depuis 2000. La célèbre marque de crèmes glacées a attaqué en justice le géant anglo-néerlandais, qu’elle accuse de vouloir censurer l’activisme sociétal qui est dans son ADN depuis l’origine – via notamment le limogeage de son CEO, David S., jugé trop engagé politiquement. En cause : les prises de position radicales de Ben & Jerry’s sur des sujets sensibles, tels que les droits des Palestiniens, le mouvement #BlackLivesMatter ou l’opposition à Donald Trump. Ben & Jerry’s revendique son indépendance et une liberté totale dans ses engagements (la marque avait négocié, au moment du rapprochement, la création d’un comité indépendant garant de sa mission et de son engagement sociétal), mais Unilever, sous triple pression des actionnaires, des gouvernements et des consommateurs conservateurs, dans un contexte politique tendu, préfère désormais tempérer les ambitions militantes de ses filiales et envisagerait carrément de s’en séparer. Pas facile, donc, de concilier indépendance d’engagement et de parole avec dépendance financière. Et pas simple du tout de combiner l’activisme de marque, et l’expression dissonante d’engagements sociétaux qui peuvent être clivants, avec la gestion des risques réputationnels et financiers, dominée par la peur du backlash. Ce d’autant plus que les médias et les ONG restent à l’affût des incohérences…
Cette histoire est révélatrice : alors que l’engagement des entreprises sur les questions climatiques, sociales ou démocratiques n’a jamais été aussi nécessaire, paradoxalement, leur parole risque donc de se faire de plus en plus rare. Depuis quelques mois, une tendance s’installe discrètement : celle du Silent Impact — autrement dit, continuer à faire… mais sans rien dire.
Des entreprises affirment ainsi vouloir continuer à réduire leurs émissions, à agir pour la biodiversité, à soutenir la diversité, ou à transformer leurs pratiques RH et achats pour les rendre compatibles avec la transition écologique et solidaire. Mais elles revendiquent aussi le fait de renoncer à en faire un levier de communication ou même de positionnement public, préférant ne pas afficher leurs engagements, ni les exposer sur les réseaux, ni venir les présenter lors de conférences, ni les inscrire dans des campagnes.
Ce mouvement, qui peut sembler sage en première lecture, mérite quand même d’être interrogé ici : le silence est-il vraiment une option dans un monde en crise ? Et peut-on vraiment changer si l’on n’en parle plus ?
Ce choix du silence n’est pas anodin. Il s’inscrit dans un climat de plus en plus tendu autour de la parole “engagée” des entreprises. Maintenant que Trump est revenu au pouvoir, l’espace médiatique se remplit une nouvelle fois de ses provocations, de ses insultes et de ses décisions controversées – résultat : la parole misogyne, climato-sceptique et même haineuse se libère, dans les entreprises, dans les relations professionnelles et jusque dans nos vies personnelles.
Aux États-Unis tout particulièrement, plusieurs marques ayant pris position sur des sujets sociaux, de genre ou de justice climatique avaient déjà fait les frais depuis 2023 d’un backlash politique, médiatique et consumériste, parfois violent. Bud Light, Disney, Ben & Jerry’s ou Target ont ainsi été attaquées par des gouverneurs, boycottées sur les réseaux ou sanctionnées en Bourse. Dans ce contexte, de nombreuses entreprises — y compris celles historiquement actives sur ces sujets — choisissent de se replier, de désengager leur parole, de se rendre moins visibles.
Mais ce backlash ne vient pas uniquement des forces conservatrices : la défiance généralisée envers les communications RSE plus ou moins inspirées qui se sont multipliées joue aussi un rôle majeur. Greenwashing, purpose-washing, wokisme opportuniste… : les consommateurs, les journalistes et parfois même les collaborateurs ont été saturés de promesses creuses et de récits hors-sol ces dernières années. Ainsi 75 % des Français se déclarent désormais méfiants face aux promesses écologiques des entreprises (Goodvest, 2023), tandis que selon le baromètre ADEME 2023 réalisé avec Greenflex, 85 % d’entre eux attendent des preuves concrètes pour croire aux engagements des marques, avec 31 % qui ne font plus confiance aux discours écologiques, les percevant comme de simples stratégies marketing. Au niveau mondial aussi, 52 % des consommateurs affirment avoir vu ou entendu des informations fausses ou trompeuses sur les actions durables des marques selon Kantar.
Pas étonnant dans ce contexte que de nombreuses entreprises aient fait depuis un an notamment le choix de ce qu’on appelle désormais le greenhushing ou « éco-silence » : autrement dit, elles ont décidé de réduire, voire de cesser complètement leur communication sur les actions environnementales ou responsables qu’elles mènent. Pour preuve, une étude de South Pole menée dans 12 pays et 14 secteurs révélait déjà début 2024 que 58 % des entreprises interrogées avaient réduit leur communication externe sur leurs objectifs climatiques, estimant qu’il est de plus en plus difficile et risqué de communiquer sur leurs plans d’actions, et prévoyant délibérément de réduire encore leur niveau de communication sur le sujet.
En parallèle, force est de constater que tous les discours engagés ne produisent pas nécessairement des effets réels. L’excellent Olivier Sibony (Professeur à HEC et membre du Comité de Mission d’Utopies) le rappelle dans un petit ouvrage collectif récent (Tout demander à l’entreprise ? – Philosophie Magazine Éditeur) : derrière les grandes déclarations, il y a souvent un “découplage” profond entre les intentions affichées… et la réalité opérationnelle.
Sibony prend deux exemples pour l’illustrer, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique. D’abord celui de la déclaration historique de la Business Roundtable (BRT) aux États-Unis, à l’été 2019 : 181 entreprises parmi les plus puissantes au monde y affirmaient publiquement leur ralliement à un « capitalisme des parties prenantes » et leur conviction que l’entreprise est au service d’une mission (« purpose ») plus large que la création de valeur pour ses seuls actionnaires. Mais que s’est-il passé ensuite ? Olivier Sibony cite plusieurs études qui, hélas, convergent : pas de modification réelle de la gouvernance dans ces entreprises ; pas de changement dans la rémunération de leurs dirigeants, toujours indexée sur la seule valeur actionnariale sans prise en compte des parties prenantes ; et, pire encore, des performances environnementales et sociales inférieures à celles d’entreprises comparables qui n’avaient pas signé la déclaration. Une illustration presque caricaturale du “say-do gap” : plus on en dit, moins on en fait…
En France, la loi Pacte de 2019 a offert un cadre plus structurant avec la qualité juridique de société à mission, censée ancrer les engagements dans la gouvernance et la redevabilité. Mais là aussi, Olivier Sibony trouve le bilan assez contrasté : d’abord on compte environ 2000 sociétés à mission fin 2024 (sur 4,5 millions d’entreprises) et, surtout, alors que les entreprises à mission sont tenues de faire auditer par un organisme tiers indépendant le respect de leurs objectifs de mission et de publier l’avis de cet organisme sur leur site internet, la majorité d’entre elles ne respecte pas cette obligation.
Et Olivier Sibony de conclure que c’est bien le passage à l’acte qui reste le vrai défi, au-delà des effets d’annonce.
Le phénomène du Silent Impact ne se limite pas aux enjeux environnementaux. Il touche aussi la sphère sociale, et notamment les politiques de diversité, équité et inclusion (DEI), désormais elles aussi en nette régression dans le discours public des entreprises.
Le New York Times a ainsi relevé récemment une chute de 60 % des mentions DEI dans les rapports annuels des entreprises du S&P 500 entre 2022 et 2025. Le risque étant évidemment que si les mots disparaissent, les engagements suivent aussi (quoiqu’en disent pour l’instant les entreprises).
Après la mort de George Floyd en mai 2020 et l’essor du mouvement #BlackLivesMatter, des centaines d’entreprises américaines avaient pris publiquement position contre le racisme structurel. En 2022, plus de 90 % des entreprises du S&P 500 faisaient référence aux enjeux #DEI dans leurs rapports réglementaires : Uber s’engageait ainsi à devenir une “entreprise antiraciste”, Best Buy promettait de s’attaquer aux inégalités raciales…
Mais depuis 2024, la pression sociale s’est inversée : des sénateurs ont qualifié la théorie critique de la race d’“endoctrinement militant”. Plusieurs États ont restreint les programmes DEI dans les universités. La Cour suprême a, en 2023, supprimé l’affirmative action dans les admissions à l’université, ce qui a ensuite alimenté un climat de suspicion vis-à-vis des initiatives d’inclusion dans le secteur privé.
Des cabinets d’avocats ont même été attaqués en justice pour avoir réservé certaines bourses à des profils issus de minorités. Et d’autres entreprises ont commencé à réévaluer leurs programmes DEI pour se protéger juridiquement.
Puis est venue la cerise sur le gâteau politique : peu après sa réélection en janvier 2025, Donald Trump a pris pour cible directe le secteur privé. Il a publié un décret demandant aux agences fédérales d’enquêter sur les pratiques de “DEI illégal” dans les entreprises. Il a aussi modifié la composition de l’Equal Employment Opportunity Commission, en nommant à sa tête une présidente intérimaire déterminée à “éradiquer la discrimination fondée sur la race ou le sexe motivée par les politiques DEI”. Et, enfin, le 25 mars 2025, l’ambassade des États-Unis à Paris a adressé une lettre à plusieurs grandes entreprises françaises, leur enjoignant de renoncer à toute politique de DEI pour continuer à répondre aux appels d’offres du gouvernement fédéral américain.
Dans ce contexte où la parole engagée devient risquée, comme le montrent ces captures d’écran publiées par The New York Times, les mots se rétractent.
J.P. Morgan parle ainsi désormais, selon cet article de Reuters, de « Diversité Opportunité & Inclusion », prévoit de réduire la formation sur ces sujets et sa dernière déclaration annuelle ne mentionne qu’une seule fois cette DOI, contre six fois les années précédentes. Citi a déclaré qu’elle n’exigerait plus une liste diversifiée de candidats pour les entretiens d’embauche et a indiqué qu’elle changeait elle aussi le nom de l’équipe « Diversité, équité, inclusion et gestion des talents » en « Gestion des talents et engagement ». Dans la foulée, Goldman Sachs a annulé une politique vieille de quatre ans qui consistait à ne prendre que des sociétés cotées en bourse dont le conseil d’administration comptait au moins deux membres issus de la diversité.
Le risque étant évidemment que les engagements se rétractent tout autant, au passage, avec un effet « boule de neige » car si la communication engagée a un effet vertueux d’émulation collective, le silence pourrait bien avoir le même effet en sens inverse.
En effet, peut-on réellement se transformer sans en parler, et sans le surcroît de mobilisation et de sens qu’apporte le récit de la transformation ?
Le modèle trans-théorique du changement, largement utilisé en psychologie comportementale, montre en effet que le changement d’attitude vient du comportement effectivement engagé, mais aussi de l’engagement social et du récit partagé. Une expérience célèbre menée sur des groupes de fumeurs a ainsi révélé que ceux qui n’avaient pas parlé de leur décision d’arrêter à leurs proches rechutaient bien plus fréquemment. À l’inverse, lorsqu’on verbalise un engagement devant autrui, on se sent davantage tenu de s’y tenir.
Autrement dit : ce qui ne se dit pas s’érode. Et ce qui se partage s’ancre. Appliqué aux entreprises et à leurs dirigeants, cela nous suggère qu’un engagement, aussi sincère soit-il, ne devient transformationnel que s’il est incarné publiquement, discuté, revendiqué, nourri par la parole qui engage. Et qu’il inspire à son tour d’autres acteurs. Cela ne veut pas dire qu’il faille tomber dans la parole creuse. Au contraire. Patagonia s’était ainsi historiquement donné une règle stricte : ne communiquer sur une action qu’après l’avoir menée pendant cinq ans. Une forme d’ascèse éthique de la communication, fondée sur la patience et la cohérence.
Mais si l’on pousse cette logique trop loin, le risque est que même les meilleures actions restent invisibles. Et qu’elles n’agissent plus comme des leviers d’influence ou de transformation collective. Dans un monde où la cohérence perçue est aussi importante que la performance réelle, on ne peut plus se contenter d’agir en silence. Il faut aussi apprendre à construire une parole sobre, étayée, ciblée et sincère. C’est donc l’art de “faire avant de dire” (mais sans renoncer à dire) qu’il faut cultiver.
C’est ce que rappelle le sociologue Erwan Lecoeur. Pour lui, l’essentiel sur la transition écologique n’est plus de convaincre, mais de proposer d’essayer, de tester, de passer par le comportement et pas seulement par l’opinion. « On avait presque gagné la bataille de la communication dans l’opinion publique », affirme-t-il ainsi, « mais on n’avait pas encore réussi à transformer vraiment les choses du côté de l’action, et encore moins de l’action collective : 80 % des Français estiment que l’environnement est un sujet essentiel, et qu’il faut agir… mais seuls 15 % le font. A partir de cette dissonance cognitive, on sait désormais qu’il faut arrêter de faire peur aux gens pour espérer que cela bouge leur psyché ; il y a désormais plus de gens qui pensent qu’un effondrement est en cours que de gens qui pensent que les choses vont bien se finir. Il s’agit donc surtout de redonner de l’espoir et d’engager les gens dans des actions concrètes, pour leur éviter de plonger dans l’éco anxiété (qui touche 70% des Français environ, 25% fortement et 5% très fort) ». Pour sortir de l’anxiété, on ne le dirai jamais assez, le meilleur remède c’est l’action collective : trouver une façon d’agir et trouver des gens avec qui le faire.
De ce point de vue, il est sans doute temps pour les entreprises aussi de passer à une nouvelle phase : arrêter de parler de l’écologie, de l’inclusion… pour mettre en place des solutions directement accessibles et que les gens peuvent mettre en œuvre au jour le jour, dans leur quotidien, comme des routines.
Cesser de faire la publicité d’un autre mode de vie dont nous savons qu’il n’arrivera pas aussi facilement que prévu, pour passer aux travaux pratiques, à l’émulation collective, au sein de petits groupes, dans lesquelles on se réchauffe, on se rassure, on s’évite de tomber dans la dépression…
Lecoeur met aussi en avant le modèle trans-théorique du changement déjà cité pour expliquer que les comportements précèdent les attitudes. Ce n’est pas parce qu’on pense qu’on agit : c’est parce qu’on agit qu’on finit par penser autrement. Plutôt que de parler de la nécessité de transformer les choses, il est donc bien plus efficace de créer des espaces dans lesquels les individus et les organisations peuvent expérimenter, essayer, apprendre à le faire concrètement et ensuite renforcent ce comportement par une nouvelle opinion avant d’en faire une attitude adaptée à leur vie.
A toute chose malheur est bon : le contexte pourrait donc bien amener les entreprises à passer aux travaux pratiques de la #transition écologique et sociale. Non pas en multipliant les messages inspirants, mais en créant des conditions de changement réel, quotidien, tangible. Par des routines, des petits gestes partagés, de l’apprentissage par l’action, du lien. Moins de communication. Plus de transformation vécue.
Cela annonce-t-il la fin des communications parfois très ou trop emphatiques des entreprises ? Ce serait au fond une bonne chose, et il est légitime de se poser la question. Car certaines entreprises pionnières, qui ont l’engagement social et environnemental au cœur de leur ADN, de leur mission et de leur essence de marque (plutôt qu’en périphérie), ont depuis longtemps fait le choix de rester discrètes sur leurs engagements, considérant finalement qu’en parlant (trop) elles atténuent leur différence… qui consiste précisément à privilégier l’action sur la communication. Et il est vrai que le langage n’est pas automatiquement performatif, comme le rappelle souvent la sémiologue Mariette Darrigrand, experte des mots de l’entreprise : autrement dit, il ne suffit pas de parler pour changer les stratégies ni les pratiques. Comme le disait le philosophe Alain, le secret de l’action, ce n’est pas tant d’en parler… que de s’y mettre.
Du coup, pendant que les grands groupes et les nouveaux convertis nous expliquaient ces dernières années leur volonté d’aller au-delà du développement durable et de la RSE pour viser l’entreprise régénératrice, les entreprises pionnières ont souvent engagé un mouvement exactement inverse. Chez Patagonia (à l’origine de la certification ROC, avec la vision originelle d’une bio régénératrice), on évite ainsi depuis plusieurs années déjà d’utiliser le terme de « développement durable », jugé trop galvaudé et surtout suggérant à tort que les activités de l’entreprise ne contribueraient qu’à la solution et plus au problème.
Pas non plus de mots-valises chez VEJA : depuis ses débuts, la marque dit ce qu’on fait, tout simplement et sans emphase, chiffres à l’appui lorsque c’est nécessaire – comme le résume ce slogan sur un mur de sa boutique de New-York : « Sustainability is an empty word, we choose reality » (le développement durable est un mot vide, nous préférons la réalité). L’un de ses deux fondateurs, SEBASTIEN KOPP, raconte ainsi volontiers comment il s’est retrouvé lors de conférences aux côtés des représentants de grands groupes de fast-fashion qui, si l’on s’en tenait à leurs discours sur leurs pratiques, semblaient travailler chez #VEJA ! Et de souligner sa méfiance envers « les mots valises, qui, à force d’être utilisés, ne veulent plus rien dire » ou « le prisme déformant des réseaux sociaux » qui pousse à « tomber dans le story-telling à outrance, le selfie et l’amour de soi »… D’où le choix de s’en tenir à l’authenticité, la vérité et la simplicité dans un monde de surinformation et de fake news : « nous préférons parler de réalité. Ce qui nous intéresse, c’est le terrain, la réalité du terrain » a fortiori dans cette crise qui est « un moment de test pour des convictions profondes ».
Autre exemple : le groupe de restauration Big Mamma , pourtant certifié #BCorp depuis 2018, a fait le choix de ne pas communiquer sur la certification auprès du grand public et de ses clients. Il préfère se concentrer sur le fond, et la progression de ses pratiques relative au bien-être des équipes, à la qualité des produits ou aux initiatives d’insertion. Pour son co-fondateur Tigrane Seydoux, l’impact ne se mesure pas à l’intensité du discours, mais à la sincérité des pratiques : « on n’en a jamais vraiment fait un vecteur d’identité très fort, et nous n’avons pas vraiment communiqué sur le sujet en externe : dès le début, c’était pour nous un outil de progression plus qu’un faire-valoir, d’autant qu’à l’époque la notoriété du label n’était pas au niveau où elle est aujourd’hui. Les journalistes s’en moquaient complètement, donc on n’en parlait pas ». En revanche le score B Corp est très utilisé en interne, où il « devenu l’un des indicateurs-clefs de performance de l’entreprise, aussi important que la progression de notre chiffre d’affaires, la satisfaction de nos clients et de nos salariés. Concrètement cela influence les bonus de l’équipe et des dirigeants, et cela nous aide à piloter l’entreprise de manière équilibrée. »
Quand la parole est soupçonnée, le choix de la discrétion et de l’action relève ainsi, chez les entreprises engagées, d’une stratégie visant à préserver sa crédibilité. Pas sûr qu’on y perde en capacité d’entraînement, après tout, car comme le disait La Rochefoucault « rien n’est aussi contagieux que l’exemple ». Et au fond, faire les choses justes parce qu’elles sont justes, pas pour des raisons de communication, semble plus sain, au moins sur le principe. La question reste de savoir si cela marche dans le temps et les tempêtes : quand les objectifs non-financiers entrent en tension avec le business, si on n’a pas pris d’engagements publics, n’est-on pas tenté de les sacrifier ? Peut-être, mais sans doute pas tellement plus qu’on ne les sacrifie déjà quand on les a annoncés, comme démontré plus haut. En revanche, si la mission est claire, inscrite dans l’ADN de marque, dans le « core business » et dans la gouvernance (comité de mission et/ou conseil d’administration), il n’y a pas plus de raison qu’elle soit abandonnée que lorsqu’on en a fait des flots de publicité sur les réseaux sociaux.
Si le fait de communiquer sur des engagements devient un risque plutôt qu’un gimmick facile, alors les engagements « silencieux » pourraient se faire vraiment sincères. Et Trump pourrait, finalement, avoir rendu service aux causes auxquelles il s’attaque…
Face au repli stratégique de nombreuses entreprises américaines ou suisses, l’Europe a sans doute sur ces sujets une carte à jouer — avec une voie plus structurelle, plus ancrée, moins idéologique — mais tout aussi exigeante, fondée non sur la domination, mais sur la raison, l’émancipation, la démocratie et le respect des limites planétaires. Elle peut pour cela s’appuyer sur un cadre réglementaire qui reste robuste (#CSRD, devoir de vigilance, #taxonomie…) et pousse à la transparence plus qu’au silence, sur une tradition républicaine de l’intérêt général, où l’entreprise n’est pas un simple acteur marchand mais un acteur de société, et enfin sur une culture de la preuve, plus que du slogan, donnant la primauté aux faits, aux données, aux évaluations.
Mais pour incarner pleinement cette voie, encore faut-il d’abord résister à la tentation du repli par prudence. Et si la réponse ne venait pas d’un nouveau plan de communication, mais d’un nouveau type de leadership ?
Dans ce monde bruyant et saturé, nous avons besoin de dirigeants qui ne soient pas des champions du verbe, mais des « héros du quotidien ». Des femmes et des hommes qui font, qui tiennent un cap, qui incarnent dans leurs pratiques un changement profond — sans avoir besoin de le crier sur les toits. Ces dirigeants rappellent que le vrai courage ne consiste pas à tout dire, mais d’abord à bien faire — et à bien choisir ce que l’on partage. Ils incarnent une nouvelle forme de leadership des Lumières : sobre, aligné, fidèle à ses valeurs.
Sur ce chemin escarpé où la parole engagée devient risquée et la communication suspecte, le défi n’est donc pas tant de se taire que de réinventer la façon de parler.
Ni silence frileux, ni slogans creux. Ni surenchère morale, ni retrait stratégique. Mais une parole ancrée dans l’expérience, adossée à la preuve, incarnée dans des gestes concrets.
Car le rôle des entreprises n’est plus seulement d’émettre des messages, mais de créer des dynamiques d’engagement autour d’elles.
Au fond, cette période de méfiance est peut-être aussi une opportunité : sans se taire ou de s’excuser d’agir, et si le moment était venu pour les entreprises de réorienter leurs récits vers des sujets plus concrets, plus proches, plus sensibles – comme par exemple la santé globale (physique, mentale, environnementale, sociale), l’avenir de la jeunesse, la reconnexion au local, ou la transition juste, socialement et territorialement ? Des sujets qui sont autant de portes d’entrée vers l’inclusion et l’écologie, mais plus humaines, plus sensibles, plus désirables à court terme et sans doute plus audibles dans un contexte de tension communicationnelle. Des thèmes peut-être moins exposés que le climat ou la biodiversité, mais tout aussi transformateurs — et souvent mieux reçus dans un environnement médiatique saturé.
Tout cela, sans chercher à convaincre, mais en proposant d’expérimenter, en invitant à essayer. Car au fond, l’espoir ne se décrète pas. Il se pratique.
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