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L’art de la redirection : les entreprises peuvent-elles changer radicalement de modèle économique (et si oui, comment) ?

L'Optimisme en Mouvement #11

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L’art de la redirection : les entreprises peuvent-elles changer radicalement de modèle économique (et si oui, comment) ?

L'Optimisme en Mouvement #11

Note de Position
Numéro
mars 2025

INTRODUCTION : LA NECESSITE DE LA REDIRECTION

Dans un monde où les ruptures technologiques, les crises écologiques ou économiques et les évolutions sociétales bousculent en continu les marchés et les chaînes d’approvisionnement, les entreprises n’ont d’autre choix que de s’adapter et de se réinventer… plutôt que de simplement résister pour préserver leurs anciennes façons de faire. Certaines tentent de négocier le tournant en douceur, ajustant progressivement leur stratégie, tandis que d’autres n’hésitent pas à prendre un virage radical (je pense à l’autobiographie de Ray Anderson, le fondateur d’Interface justement intitulée « mid-course correction »), changeant totalement de secteur d’activité ou de modèle économique… pour survivre, et prospérer.

Signe que le sujet monte : dans sa 28e Global CEO Survey tout juste parue sur ce qui occupe et préoccupe les CEO, PwC nous apprend que 68 % des dirigeants français estiment que leur modèle économique actuel ne sera plus viable d’ici 10 ans (contre 42% dans le monde et 60 % en France en 2023). Selon eux, cet impératif de transformation est stimulé notamment par les évolutions réglementaires (42 %) mais aussi par l’arrivée de technologies disruptives (27 %). Tous secteurs confondus, les dirigeants sont une majorité (63 %) à déclarer d’ailleurs qu’ils ont déjà mis en place au moins une mesure importante pour modifier la manière dont leur entreprise crée de la valeur. Le plus souvent, il s’agit d’innovation dans l’offre de produits et services, mais d’autres voies sont explorées : ciblage d’une nouvelle clientèle, coopération avec d’autres organisations, nouvelles voies d’accès au marché, nouveaux modèles de tarification…

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Extrait de l’étude « Global CEO Survey 2025 » (28e édition) de PwC

L’autre bonne nouvelle de cette étude, soit dit en passant sur le sujet du modèle économique, est que 33 % des chefs d’entreprises disent aussi que les investissements sur les questions de développement durable réalisés durant les 5 dernières années ont entraîné une augmentation de leurs revenus.

Et cela concerne des secteurs aussi différents que les médias, l’industrie ou la pharmacie. Selon PwC  même ceux qui ont longtemps pensé que leur secteur n’avait pas besoin de se transformer changent de perspective, et veulent faire « de la transformation une seconde nature, une habitude positive, pour se donner les moyens de se transformer plus vite, mais aussi de transformer leur écosystème ». Et les auteurs de conclure : « Et si l’entreprise transformative, capable de concilier performance financière et durabilité, faisait partie des raisons de rester optimiste ? ».

Pour se transformer, justement, l’entreprise doit d’abord muscler sa capacité à anticiper les mutations à venir. Puis, au lieu de se replier en mode « citadelle » pour défendre son activité, elle s’ouvre et se met en mode « sentinelle » pour voir venir les enjeux émergents, intégrer en continu ce qui change et opérer sa redirection pour aligner son business. A l’heure où, en raison des enjeux écologiques et de la crise climatique tout particulièrement, les entreprises et leurs dirigeants sont de manière récurrente interpelés sur leur capacité à faire évoluer (parfois radicalement) leur modèle économique, les quelques exemples historiques d’entreprises développés ici gagnent selon moi à être connus et analysés car leurs transformations réussies, même quand elles n’ont pas été motivées par la crise écologique (ni alignées sur ses contraintes), ouvrent le champ des possibles, montrent qu’une redirection radicale est possible et donnent quelques clefs pour pivoter de manière agile, au bon moment. De quoi rester optimiste en effet, et rompre avec cette idée reçue qui a la vie dure et selon laquelle 70% des transformations échouent à transformer quoi que ce soit.

 

1. CITADELLE OU SENTINELLE : COMMENT FAIRE FACE A LA NECESSITE DE REINVENTER SON ACTIVITE ?

Dans un monde confronté aux limites planétaires, certaines entreprises et territoires se retrouvent en première ligne des bouleversements écologiques et économiques. L’équipe de Clermont School of Business et du laboratoire d’idées #OrigensMediaLab, avec notamment Alexandre Monnin (auteur de « Politiser le renoncement ») et Emmanuel Bonnet, professeur en innovation et entrepreneuriat, propose une grille de lecture inspirante pour analyser ces situations – autour du dilemme entre l’approche «citadelle» et l’approche «sentinelle». Loin d’être abstraite, cette distinction éclaire la façon dont des décisions stratégiques majeures peuvent être prises dans les organisations confrontées à l’effondrement de leur modèle et à de nécessaires renoncements, nécessaires pour se réinventer.

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Les stations de ski sont emblématiques des enjeux de la redirection écologique qui se posent à l’ensemble des secteurs face à la crise climatique, invitant chacun à se demander quelle est sa « neige » c’est-à-dire l’actif stratégique à risque dont il dépend : ressource naturelle, technologie dépassée ou modèle économique obsolète …

Pour illustrer ce dilemme, prenons l’exemple des stations de ski, aujourd’hui en première ligne du réchauffement climatique. En France, comme ailleurs, la hausse des températures raccourcit la saison hivernale et réduit la garantie d’enneigement, rendant l’exploitation de nombreuses stations non viable à moyen terme. Un très intéressant rapport de la Cour des Comptes a souligné l’an dernier combien cette réalité était ignorée par la plupart des acteurs.

Car face à la crise climatique, les stratégies adoptées par les stations divergent radicalement :

– L’approche « citadelle » consiste à défendre coûte que coûte le modèle historique, en investissant massivement dans la neige artificielle et les canons à toutes les altitudes, en mettant les glaciers sous plastique pour les préserver du réchauffement, en transportant même parfois de la neige par hélicoptère ou camion… voire en continuant à faire le pari du « tout-tourisme » mais en diversifiant l’activité sur les quatre saisons. L’objectif est de préserver l’existant et d’amortir les infrastructures actuelles en limitant les changements majeurs. Cette approche, bien que compréhensible à court terme, entretient une dépendance au tourisme et à un climat instable, tout en exacerbant la pression sur les écosystèmes.

– L’approche « sentinelle », plus radicale mais plus durable, repose sur l’acceptation de l’inévitable et une transformation en profondeur du territoire. Le Syndicat Mixte du Mont d’Or – Station de Métabief, en moyenne montagne dans le massif du Jura, illustre parfaitement cette démarche : après avoir analysé les perspectives climatiques et consulté des experts, les élus ont choisi en 2018 de renoncer au projet qui visait à s’endetter pour investir massivement dans des canons à neige (ceux installés en 2013 couvrent 40% du domaine skiable et ont déjà permis de prolonger de dix ans les installations mais deviennent difficiles à utiliser quand les températures se réchauffent) et dans de nouveaux télésièges permettant de rejoindre les stations alentours (mieux situées)… car il fallait au moins 20 ans de ski garanti pour amortir l’investissement. Un pari risqué (à titre d’exemple, le chiffre d’affaires de la station a été divisé par deux sur la saison 2023-2024, en raison du manque de neige)… d’où la décision de ne pas s’entêter à défendre un modèle condamné, mais d’organiser progressivement la baisse d’activité sur le #ski alpin, la transition vers un écotourisme mieux adapté au climat et l’accompagnement des acteurs locaux dans cette reconversion.

Evidemment, ce dilemme est très bien illustré par l’exemple des stations de ski mais les dépasse. Toute entreprise ou industrie confrontée à la disparition progressive d’une « neige », c’est-à-dire d’un actif stratégique dont elle dépend – qu’il s’agisse d’une ressource naturelle, d’une technologie dépassée ou d’un modèle économique obsolète – se retrouve face à un choix similaire.

L’enjeu central de la redirection est d’anticiper la transformation avant qu’elle ne s’impose brutalement. Pour cela, les chercheurs insistent notamment sur la nécessité de dépasser les résistances culturelles mais aussi économiques qui freinent la remise en question du modèle dominant. Il ne s’agit en effet pas simplement d’un travail narratif, mais bien aussi d’une réallocation associée et concrète des ressources, des compétences et des investissements.

Concrètement, cette réflexion stratégique pourrait donc s’appuyer sur plusieurs étapes clés :

  • Identifier les signaux faibles et les tendances émergentes qui fragilisent l’activité initiale ;
  • Organiser la concertation avec des experts, des salariés et des parties prenantes puis les mobiliser pour co-construire les alternatives possibles et éviter une résistance au changement ;
  • Expérimenter et tester d’autres modèles viables en imaginant des scénarios alternatifs du futur qui ne reposent plus uniquement sur les actifs menacés.

 

2. L’ART DE LA REDIRECTION ET DU PIVOT : ANTICIPER PLUTOT QUE SUBIR ET PERIR – LA PREUVE PAR L’EXEMPLE DE METAMORPHOSES INDUSTRIELLES MECONNUES

Tout cela semble plus facile à dire qu’à faire. Car même à l’heure de la sous-traitance mondialisée, qui rend en apparence la redirection plus facile (il est plus simple de changer de fournisseur que de re-programmer une usine et de changer d’outil de production), à l’heure des réflexions sur la raison d’être (qui projette l’entreprise dans une mission sociétale allant au-delà de la rentabilisation de son outil de production et l’ouvrant potentiellement à d’autres activités), repenser sa production et ses activités pour les changer radicalement reste un virage difficile à négocier.

C’est pourtant possible : pour le prouver, il est utile d’élargir notre culture générale et entrepreneuriale à quelques exemples d’entreprises dont les activités actuelles sont mieux connues que leur histoire ancienne, avec des débuts ou un parcours riches en rebondissements et en activités bien différentes… Ces exemples (même s’ils n’ont rien à voir avec la transition écologique) rendent déjà optimistes sur un point : il est possible pour une entreprise de réinventer radicalement son activité et son modèle économique. A les lire, on pourrait même se demander si l’agilité et la capacité à réinventer en continu son activité ne sont pas in fine les principaux facteurs-clefs de succès et de durabilité (au sens premier de longévité) des entreprises.

 

NOKIA : du papier et des bottes en caoutchouc aux téléphones mobiles… et demain ?

Fondée en 1865 comme une entreprise de pâte à papier avec l’essor de la presse écrite, Nokia se diversifie au début du 20e siècle, alors que l’industrialisation booste la demande en matériaux résistants, dans la production de bottes en caoutchouc et de pneus.

Dans les années 1960, elle anticipe l’essor des télécommunications et élargit encore son portefeuille en produisant des câbles électriques et des équipements électroniques – avant de devenir un leader mondial des téléphones mobiles à partir des années 80, avec des modèles emblématiques comme le Nokia 1011 (1992), premier téléphone GSM produit en série, et le 3310 (1999), devenu une icône du début des années 2000. En 2003, Nokia sort le premier téléphone 3G au monde et le 7650, un modèle tourné vers la photographie, illustrant son rôle pionnier dans la révolution mobile. Le Nokia 1100, commercialisé de 2003 à 2009, demeure à ce jour l’un des téléphones les plus vendus au monde, avec 250 millions d’unités écoulées.

Mais en 2007, l’iPhone d’Apple bouleverse l’industrie avec son écran tactile et son écosystème d’applications. Nokia sous-estime cette révolution, jugeant l’appareil trop cher et trop fragile. Entre 2011 et 2013, l’entreprise tente de rattraper son retard en s’alliant avec Microsoft pour produire des smartphones sous Windows Phone, mais le manque d’applications freine leur adoption. En 2013, Nokia vend sa division mobile à Microsoft pour 5,44 milliards de dollars, avant que celle-ci ne l’abandonne en 2016.

Après cet échec, Nokia semble devoir rebondir une nouvelle fois en se réorientant vers les infrastructures télécoms et la 5G. En une décennie, l’entreprise est ainsi devenu un acteur majeur des équipements de réseaux – montrant une nouvelle fois sa capacité à se réinventer et à s’adapter aux mutations technologiques.

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AMERICAN EXPRESS : des diligences aux cartes de crédit

Fondée en 1850 par Henry Wells, William G. Fargo et John Butterfield, American Express est à l’origine une entreprise spécialisée dans le transport sécurisé d’argent liquide, de titres financiers et de colis de valeur. À cette époque, les banques sont peu développées, les routes dangereuses, et les vols fréquents sur les grandes voies commerciales. Pour garantir l’acheminement de ces biens précieux, American Express utilise un réseau de diligences à chevaux, opérant d’abord principalement entre New-York et Buffalo, avant d’étendre ses opérations dans tout l’Est des États-Unis. Elle s’impose comme un maillon-clef du commerce et de la finance en pleine structuration.

Face à l’essor du télégraphe, dont elle anticipe qu’il annonce des bouleversements sur son marché, elle pivote en 1891 avec l’invention du chèque de voyage, facilitant les paiements pour les voyageurs. À cette époque, les paiements à distance sont compliqués et les voyageurs peinent à accéder à leur argent dès qu’ils se déplacent hors de leur région. American Express capitalise sur sa réputation de fiabilité pour créer un système de paiement sécurisé, précurseur des cartes de crédit modernes. En 1958, elle lance sa première carte de crédit et devient le leader mondial des transactions financières et des services premium que l’on connaît aujourd’hui.

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SHELL : des coquillages de collection à l’énergie mondiale… et demain à l’énergie verte ?

Son nom et son logo le rappellent, même si plus personne ne s’en souvient : l’histoire de Shell débute en 1833, lorsqu’un antiquaire londonien du nom de Marcus Samuel ouvre une petite boutique spécialisée dans l’importation et la vente de coquillages de collection pour les cabinets de curiosité de l’aristocratie et la bourgeoisie européennes. La boutique prospère, et son fondateur développe peu à peu un commerce florissant, élargissant son activité à l’importation d’autres produits rares en provenance d’Orient.

Dans les années 1880, ses fils prennent les rênes de l’entreprise et perçoivent une toute autre opportunité dans la révolution industrielle qui bat son plein : anticipant le besoin de sources d’énergie nouvelles, ils capitalisent sur leur maîtrise du commerce maritime international et se lancent dans l’importation de pétrole avec une flotte de bateaux modernes, capables de transporter du pétrole en vrac plutôt qu’en barils comme le faisaient leurs concurrents. En 1907, la fusion avec Royal Dutch Petroleum fait de la Shell Transport & Trading Company le géant des énergies fossiles que nous connaissons.

Nécessairement, la prochaine redirection sur laquelle Shell reste attendu pour le 21ième siècle est bien celle de la transition énergétique et climatique : bien que le groupe ait historiquement diversifié ses activités vers les énergies renouvelables, il a semé le doute depuis 2023 en se retirant de projets éoliens en France et en Irlande, et en affichant des investissements dans les renouvelables de 3 milliards de dollars… soit la moitié de son budget marketing et presque le tiers de ses investissements dans l’extraction de pétrole et de gaz. Résultat : certains employés de Shell se sont mobilisés et ont démissionné, au motif que l’affichage de l’entreprise à devenir un leader de transition énergétique ressemblait de plus en plus à du greenwashing, et de gros investisseurs comme l’Eglise Anglicane se sont retirés après que le groupe ait renoncé à son engagement de réduire sa production de pétrole tous les ans jusqu’en 2030.

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NINTENDO : des cartes à jouer aux consoles électroniques et aux jeux vidéo

Fondée en 1889, Nintendo commence sous une forme artisanale par fabriquer des cartes à jouer traditionnelles japonaises (Hanafuda) dont elle est le leader national dans les années 30, exportant sa production jusqu’aux Etats-Unis. A partir des années 50, elle se diversifie en se lançant dans les transports, l’hôtellerie ou les jouets, mais sans grand succès par rapport aux cartes qui restent l’activité principale de l’entreprise, avec un partenariat Disney en 1958 et une entrée en Bourse en 1962. C’est dans les années 70 que l’entreprise prend un virage déterminant en se lançant dans le marché des jeux vidéo et des consoles, alors en plein essor. Au fil de ses consoles emblématiques comme la NES (1983), la Game Boy (1989) et la Super Nintendo (1990), Nintendo devient un acteur incontournable du jeu vidéo. Mais c’est en 2006, avec la sortie de la Wii, puis en 2017, avec le lancement de la Switch (une console hybride que l’on peut passer du mode portable au mode salon, ou inversement, sans interrompre la partie) que l’entreprise concrétise sa transformation la plus spectaculaire. Plutôt que de rivaliser avec Sony et Microsoft sur la puissance technologique, Nintendo mise sur l’innovation ludique et l’accessibilité à un public large, allant des enfants aux seniors.

Trente ans après ses premières consoles, l’entreprise est reconnue comme l’un des leaders de ce marché (premier éditeur de jeux au Japon et deuxième aux USA), au point que certains de ses personnages, comme les Pokémon ou Mario sont maintenant des figures de la pop-culture, présents dans des parcs d’attraction comme le « Super Nintendo World » d’Osaka, au sein d’Universal Studios.

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Quand on en cherche, les exemples d’entreprises qui ont su anticiper les évolutions et réinventer leur modèle économique sont en réalité assez nombreux. Outre ceux évoqués ci-dessus, un autre cas emblématique est évidemment Netflix , fondée en 1997 comme un service de location de DVD par correspondance, qui permet d’éviter les pénalités de retard des vidéoclubs traditionnels. Mais dès le début des années 2000, son fondateur Reed Hastings comprend que l’avenir du divertissement repose sur la dématérialisation des contenus : en 2007, Netflix lance Watch Instantly, marquant le début du basculement vers un modèle d’abonnement basé sur le streaming. En 2013, la production de House of Cards marque l’entrée de l’entreprise dans la création de contenus. Aujourd’hui, avec plus de 230 millions d’abonnés, Netflix s’impose comme un leader du divertissement et inspiré de nombreux concurrents.

D’autres cas de pivot sont notoires, comme IBM passé de fabricant de machines à écrire et d’ordinateurs centraux à acteur majeur du cloud computing et l’intelligence artificielle avec Watson – cependant qu’Apple initialement centrée sur l’informatique à visage humain, a construit un écosystème de services avec l’App Store, Apple Music et Apple TV+, transformant son modèle économique en faisant converger le hardware et les services.

À l’inverse, ceux qui n’ont pas su anticiper illustrent le coût de l’inaction et du refus de se remettre en question. Car toutes les entreprises ne réussissent pas leur transformation, loin s’en faut. Certaines ignorent les tendances, sous-estiment les disruptions technologiques ou tardent à réagir : ainsi Kodak, qui fut pourtant l’inventeur de l’appareil photo numérique en 1975, n’a pas cru en son potentiel malgré son engagement à avoir toujours « un déclic d’avance ».. L’entreprise, qui domine le marché de la photographie argentique depuis plus d’un siècle, refuse de pivoter vers le numérique… et fait faillite en 2012, dépassée par les fabricants d’appareils numériques et l’essor des smartphones.

De même Blockbuster, le géant du vidéoclub, qui règne sur la location de VHS et DVD dans les années 90, refuse en 2000 le partenariat que lui propose Netflix pour intégrer la location en ligne à ses activités, pour la modique somme de 50 millions de dollars. Pour avoir eu le tort de considérer le streaming comme une mode passagère, Blockbuster fermera ses portes en 2010, pendant que Netflix devient un géant du streaming.

Enfin, un autre cas intéressant est celui de BlackBerry, qui domine le marché des smartphones pour les professionnels dans les années 2000, avec son clavier physique et sa messagerie sécurisée qui séduisent tout autant les entreprises que les gouvernements. Quand l’iPhone arrive en 2007 avec son écran tactile et son App Store. BlackBerry sous-estime la révolution du tactile et refuse d’évoluer. Dix ans plus tard, l’entreprise abandonne la fabrication de téléphones…

 

3. INTERFACE, SCANDIC ET PATAGONIA : L’ART DE LA REDIRECTION ALIGNEE AVEC LA TRANSITION ECOLOGIQUE

Pour prévenir ce type de difficultés, des réinventions ou redirections réussies sont-elles possibles avec la transition écologique ? Et surtout, sont-elles possibles après des années de conduites d’une activité « as usual » ? La redirection écologique ou le changement de business model ne sont-ils pas des concepts trop radicaux, idéaux, trop risqués voire impossibles à mettre en œuvre ?  Trois exemples pas toujours bien connus permettent ici aussi d’aborder avec optimisme cette question.

 

INTERFACE : des moquettes fossiles… à l’écologie industrielle pionnière

D’abord, la transformation d’Interface, leader mondial des dalles de moquette, qui s’est historiquement mise en place à partir de l’engagement radical posé par son fondateur, Ray Anderson, en 1994. A cette époque, pour répondre aux questions des architectes qui l’interrogent sur les qualités écologiques de ses dalles de moquette, Anderson s’informe, rencontre des experts et racontera par la suite une prise de conscience brutale qui l’amène à reconsidérer son activité, dont il était jusque-là plutôt fier, comme une entreprise de destruction massive des ressources naturelles (une dalle de moquette est essentiellement composée de produits fossiles, avec une sous-couche de bitume et une couche supérieure de textile synthétique).

Il engage alors Interface sur une trajectoire pionnière avec la « Mission Zéro », visant à éliminer tout impact négatif sur l’environnement d’ici 2020. En intégrant le zéro déchet, l’économie circulaire et le biomimétisme, Interface révolutionne la fabrication de ses produits : priorité aux matériaux recyclés et biosourcés (la moitié des matières premières utilisées désormais), récupération et recyclage des moquettes usagées (dont 19% est reconditionné et réutilisé, tandis que 60% est recyclé dans ses propres produits), innovations éco-efficaces inspirées des écosystèmes naturels.

Trente ans après cette redirection, Interface a réduit de 82 % ses émissions de CO₂ par m² de moquette, de 81% ses quantités de déchets mis en décharge et couvre 79 % de ses besoins en énergie avec des sources renouvelables, toutes énergies confondues. Plus qu’une transformation, l’entreprise est la preuve que la durabilité peut être un moteur d’innovation et de rentabilité. Aujourd’hui, malgré la disparition de son fondateur en 2011, elle garde le cap avec sa nouvelle initiative « Climate Take-Back » : élue parmi les 100 entreprises les plus influentes au monde par TIME Magazine, elle ambitionne de devenir une entreprise « négative en carbone » d’ici 2040 (avec des produits dont la fabrication permet de stocker plus de carbone qu’elle n’en libère), affirmant une nouvelle fois le pouvoir des objectifs radicaux pour transformer efficacement les modèles économiques.

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SCANDIC Hotels : une filiale d’Exxon devenue leader de l’hôtellerie responsable

Un autre exemple frappant est celui de Scandic Hotels, une chaîne hôtelière née en 1963 sous l’égide (pas facile à assumer en termes de développement durable) du pétrolier ExxonMobil pour développer des motels en Scandinavie. Confrontée à une crise financière et à l’évolution des attentes des voyageurs dans les années 1990, l’enseigne accumule des pertes importantes : sous l’impulsion de son PDG Roland Nilsson, elle décide de se repositionner sur l’écologie. En s’appuyant sur les 4 principes de l’ONG suédoise The Natural Step – Global (limiter l’utilisation de ressources naturelles, minimiser l’accumulation de produits chimiques synthétiques et de polluants non biodégradables, préserver les écosystèmes et empêcher la dégradation des sols, de l’eau et de la biodiversité, favoriser une société équitable et durable), Scandic introduit des éco-chambres avec des standards de construction ou de rénovation très stricts, supprime les bouteilles plastiques et les mini-produits d’hygiène, passe à une électricité 100 % renouvelable et devient la première chaîne hôtelière à certifier tous ses établissements avec l’écolabel Cygne Nordique. À partir des années 2000, elle pousse plus loin son engagement en devenant un modèle mondial en matière d’accessibilité pour les personnes en situation de handicap, avec un référentiel de 135 critères d’inclusion intégrés à ses hôtels. Résultat : cette stratégie durable a permis à Scandic de retrouver la rentabilité et de doubler son chiffre d’affaires en 10 ans, tout en devenant le leader du marché scandinave avec plus de 280 hôtels et 58 000 chambres.

 

PATAGONIA : un forgeron passé des piolets aux sommets de l’écologie

Fondée en 1973 par Yvon Chouinard, forgeron de métier et alpiniste passionné, Patagonia commence par fabriquer des piolets et du matériel d’escalade avant de se diversifier dans les vêtements techniques. Contrairement à une idée reçue qui voudrait que l’entreprise soit « sustainability-native », Patagonia ne se distingue pas initialement par un engagement écologique. Mais dans les années 1980, Chouinard traverse une crise de conscience profonde, quand il réalise que la croissance soutenue de son entreprise nuit à l’environnement qu’il apprécie tant. Il hésite à vendre l’entreprise pour créer une fondation environnementale, mais choisit finalement de garder Patagonia et d’en faire un laboratoire de la transformation durable.

L’entreprise amorce alors un virage radical : taxe volontaire pour la Terre (qui donnera naissance au 1% for the Planet), garantie à vie des vêtements, passage au coton bio en 1996, adoption massive de matériaux recyclés (avec notamment la première polaire issue du recyclage de bouteilles plastique et le lancement du polyester recyclé), garantie à vie des vêtements, certification des conditions d’élevage des oies dont les plumes garnissent ses doudounes, lutte contre les micro-plastiques, entrepôt écologique, boycott du #BlackFriday, transparence et traçabilité complète des produits, congé sabbatique écologique pour ses salariés… mais aussi certification B Corp et campagne contre la fast-fashion et pour la réparation comme geste militant, avec cette publicité sortie pendant la fashion-week en 2011 dans le New-York Times et signée non sans un brin de provocation « Don’t buy this jacket » (N’achetez pas cette veste).

En 2017, elle co-fonde avec une entreprise cosmétique le label Regenerative Organic Certified (ROC), pour lutter contre la récupération du bio par les grands groupes : les exigences de l’agriculture bio y sont complétées par des critères relatifs à la santé des sols, au bien-être animal et aux conditions de travail dans les exploitations. Puis, avec Patagonia Provisions, elle se lance dans l’alimentation durable, convaincue que la révolution écologique passe par la transformation des systèmes agricoles. En 2022, Chouinard va encore plus loin en cédant 100 % de l’entreprise à une fondation-actionnaire dédiée à l’environnement. Avec cette transformation pionnière et continue, sous la bannière de sa nouvelle mission « utiliser le monde des affaires pour sauver notre planète ” (modifiée en 2018), Patagonia a tracé la feuille de route du secteur de la mode pour les 20 ans qui viennent au moins… et n’en finit pas d’inspirer d’autres entreprises de tous secteurs.

Son exemple, comme ceux d’Interface et Scandic, montre en effet que la transformation radicale et la redirection écologique sont non seulement réalisables, mais aussi qu’elles peuvent être un double levier de performance et de résilience. Leurs histoires montrent que se réinventer permet surtout de devenir plus pertinent dans un monde en mutation, en s’appuyant sur ses forces historiques.

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CONCLUSION : LE COURAGE DE LÂCHER CE QUI NE MARCHE PLUS POUR CHANGER D’ALTITUDE…

Réussis ou ratés, écologiques ou plus classiques, les exemples de redirection de ce numéro montrent que le succès d’une transformation des modèles économiques repose pour une entreprise sur plusieurs facteurs-clés : l’anticipation des évolutions de la société et des disruptions de marché ; l’exploration de ses compétences existantes et des « possibilités adjacentes » qui s’offrent à elle ; la création d’une identité forte et pérenne au fil des activités ; et enfin le courage de lâcher ou de programmer la décroissance des activités d’origine pour saisir de nouvelles opportunités. Pour les entreprises d’aujourd’hui, la leçon est claire : rester fidèle à son ADN, ce n’est pas s’accrocher à un modèle dépassé, mais capitaliser sur ses forces pour se réinventer sans cesse.

Ceci n’est pas sans rappeler la puissante métaphore sur les voyages en ballon du psychiatre et explorateur Bertrand Piccard (qui connaît bien le sujet pour avoir fait le premier tour du monde en ballon  sans escale en 1999) : quand les vents de la vie nous emmènent malgré nous dans des zones inconfortables, dit-il donc, nous pouvons encore décider d’agir et de reprendre la main sur notre transformation. En ballon, la solution est de lâcher du lest (en jetant par-dessus bord ce dont on n’a plus besoin) pour monter et changer d’altitude afin d’y trouver d’autres vents plus favorables… qu’il suffit ensuite de combiner en redescendant (via le dégonflage progressif du ballon) pour atteindre la destination visée. De la même façon, dans les vents contraires de la vie, nous pouvons (et devons) selon lui changer d’altitude en « lâchant du lest » – c’est-à-dire en lâchant les croyances ou les modes de pensée qui ont marché pour nous à un certain moment mais dont on n’a plus besoin dans le contexte nouveau, car ils nous limitent désormais plus qu’ils ne nous aident à avancer.  Se transformer ainsi, pour les entreprises, c’est reprendre la main pour innover et opérer une redirection de leur modèle à la hauteur des défis du monde d’aujourd’hui – en incarnant de nouvelles figures du courage, pour une nouvelle forme d’économie.

# #Business Models à impact# #Économie circulaire# #Stratégie RSE
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