ARTICLE

Réseaux sociaux et démocratie : comment résister à l’algorithme qui façonne nos choix, nos vies… et le climat

6ème édition de la newsletter "L'optimisme en mouvement"

Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison.” – Albert Camus

Alors que l’élection présidentielle américaine vient de frapper le monde le monde par son déroulé à rebondissements autant que par son issue finale, le rôle des réseaux sociaux dans la formation de l’opinion publique et la démocratie est plus scruté que jamais. L’alliance entre Donald Trump et Elon Musk, propriétaire du réseau social X (anciennement Twitter), en est une illustration particulièrement frappante. En mobilisant cette plateforme pour influencer le débat public, Musk met en lumière comment le numérique, autrefois perçu comme un outil pour mettre en relation les citoyens (l’un des premiers grands réseaux sociaux, Facebook, a été créé pour « rendre le monde plus ouvert, plus connecté »), peut devenir au contraire une machine à polariser les foules et à affaiblir les démocraties. Je vous propose donc dans ce numéro une plongée dans les rouages de cette nouvelle ère avec une synthèse de ce que j’ai lu de plus intéressant et éclairant sur le sujet, entr’analyses d’experts et études récentes. C’est une question complexe et il n’est pas évident de déboucher sur des solutions, évidemment, mais l’Optimisme en Mouvement (qui ne consiste surtout pas à ne rien faire en gardant confiance dans le fait que tout se passera bien) m’oblige, donc je me suis risquée à essayer en conclusion… Toutes vos suggestions complémentaires sont les bienvenues, au vu de l’importance du sujet.

DU COMPLOTISME AU CLIMATOSCEPTICISME : POURQUOI LA PROXIMITE ENTRE TRUMP ET MUSK INQUIETE…

Depuis sa prise de contrôle de #Twitter en 2022, Elon Musk a cherché à redéfinir les normes de la liberté d’expression sur la plateforme, levant les restrictions de modération et permettant le retour de voix extrêmes. Cette liberté apparente masque cependant une utilisation subtile de l’outil au profit de narratifs politiques partiaux. En soutenant activement Donald Trump dans la campagne présidentielle de 2024, Musk a utilisé X pour diffuser des messages complotistes et déstabiliser ses adversaires, selon des témoignages relayés par Le 1 hebdo dans son excellent numéro récent (en date du 16 octobre dernier) consacré aux réseaux sociaux et à la démocratie.

Il faut le dire : le #climatoscepticisme n’est jamais très loin des comptes complotistes. Ainsi l’étude « Les nouveaux fronts du dénialisme et du climato-scepticisme » menée en 2023 par le CNRS analyse les échanges Twitter sur le climat, et montre que beaucoup de comptes climatosceptiques français sur le réseau social X, dont le nombre a bondi à l’été 2022, étaient aussi, par une curieuse convergence des luttes, antivaccin, proches de l’extrême droite, relayant la propagande pro-Kremlin dans la guerre en Ukraine et tenant des propos complotistes. Plus largement, l’étude révèle une #polarisation mondiale entre deux grandes communautés : les « pro-sciences du #climat » et les « climato-dénialistes » qui se cristallise sur X. En France, l’intensification du militantisme dénialiste a été particulièrement marquée depuis juillet 2022 avec une triple actualité climatique : une série d’événements extrêmes, la tenue de la #COP27 avec un poids fort des industries fossiles, et enfin la convergence des enjeux du réchauffement climatique avec ceux de la sécurité d’approvisionnement en pétrole et en gaz du fait de la guerre en Ukraine. Résultat : 30 % des comptes discutant du climat sont désormais « #dénialistes », utilisant souvent des formes d’expertise inauthentiques pour diffuser des #narratifs biaisés. En France, cette communauté dénialiste française, structurée depuis 2022, a vu son activité croître, notamment en période électorale et autour de la COP27. Pour ne rien arranger et comprendre ce qu’il se passe, une part significative de cette activité provient de « bots » (programmes automatisés qui imitent le comportement humain sur les réseaux sociaux), représentant 6 % des comptes dénialistes, soit 2,8 fois plus que chez les pro-climats. Ces #bots contribuent à amplifier artificiellement certains #récits. L’étude met également en lumière des opérations d’ #astroturfing (campagnes organisées pour donner l’illusion d’un soutien populaire spontané, souvent à l’aide de bots ou d’intervenants rémunérés), visant à semer le doute sur les sciences du climat et discréditer les conclusions scientifiques. Ces dynamiques numériques freinent la diffusion des connaissances climatiques, influençant les débats publics et la perception des enjeux environnementaux, dans une décennie critique pour engager résolument la baisse des émissions de gaz à effet de serre.

Ce clivage entre dénialistes et pro-climats, très net aux USA, semble d’ailleurs s’étendre à l’Europe sous l’influence de ces réseaux. En France, rappelleMélusine Boon-Falleur dans un article récent du magzine Vert, toutes les études d’opinion montrent une augmentation du climatoscepticisme depuis 2020, défini comme la « réfutation ou mise en doute de l’existence du changement climatique, ou de l’impact des activités humaines comme cause principale de celui-ci ». Ces sceptiques atteignent ainsi entre 35% et 43% des sondés en 2023, selon les différents baromètres, contre entre 20% et 32% en 2020.

UN ALGORITHME PROPICE AU « BIAIS DE NEGATIVITE » ET AUX EXTREMES

Comment cela s’est-il passé ?  On sait désormais de manière claire que les #algorithmes des réseaux sociaux, conçus pour maximiser l’engagement, favorisent les contenus polarisants. Selon David Chavalarias, mathématicien et directeur de l’Institut des systèmes complexes de Paris (il est aussi co-auteur de l’étude #CNRS susmentionnée), ce phénomène alimente le biais de négativité et propulse en priorité des contenus anxiogènes et dérangeants.

Tout cela est dû au modèle économique des #plateformes – lequel repose sur la collecte et la revente des données utilisateurs d’une part, et la publicité d’autre part : autrement dit,  elles doivent capter une audience assez large et la retenir, quitte à tout faire pour que les utilisateurs ne puissent pas passer d’un réseau à l’autre. Pour garder l’attention des utilisateurs, rappelle David Chavalarias dans son entretien avec le 1, « les plateformes filtrent les messages produits par l’environnement social de l’utilisateur en attribuant à chacun un score qui dépend de leur contenu et des réactions qu’ils ont suscitées ». Les messages avec les plus hauts scores parviennent dans le fil d’actualité personnalisé, et l’enjeu des grandes plateformes est d’appliquer à leurs milliards d’utilisateurs une manière de construire ces scores qui optimisera leurs revenus. Selon David Chavalarias, « sur Facebook par exemple, jusqu’à 2018, la consigne donnée aux ingénieurs était, semble-t-il, la suivante : trouvez les contenus qui gardent les utilisateurs connectés le plus longtemps possible. Puis Facebook a changé son fusil d’épaule, et a annoncé que seraient désormais privilégiés les contenus qui « ont du sens » aux yeux des utilisateurs. En langage d’ingénieur, cela s’est réduit à « trouver les messages qui créent le plus d’engagement, c’est-à-dire de clics, de visionnages, de commentaires, de partages. » C’est là que les choses ont commencé à dérailler, explique-t-il. Car nous avons tous, » de manière plus ou moins prononcée et indépendamment des environnements numériques, tendance à accorder une attention disproportionnée aux informations et aux événements négatifs ». Nous avons donc plus de chances de réagir à des messages qui ont un ton négatif, nous agressent, provoquent de l’anxiété ou nous scandalisent – et l’algorithme, qui a pour mission de détecter ce qui suscite le plus d’engagement, « va apprendre de nos comportements et nous recommander en priorité ce type de contenus toxiques ». Chavalarias cite ainsi le fait que sur X/Twitter, toujours, la proportion de contenus toxiques dans les fils d’actualité est 50 % supérieure à celle des productions des personnes auxquelles les utilisateurs sont abonnés. Autrement dit : notre fil d’actualité nous tend en quelque sorte un miroir déformant de la réalité, qui va la rendre plus hostile et plus noire à vos yeux (voir notamment sa conférence « Comment les réseaux manipulent vos opinions »), et nous amener à réagir en conséquence. Et Chavalarias de conclure : « on voit bien en quoi ce modèle, sur le moyen terme, peut aggraver, voire provoquer une dé-cohésion sociale ».

LA COLERE EST DEVENUE UN MOTEUR ELECTORAL

Les travaux du professeur d’économie Yann Algan avec Tom Renault pour l’Observatoire du #bienêtre du CEPREMAP (ainsi que l’étude du même Yann Algan « La France sous nos tweets, portrait d’une France en colère » publiée dans le magazine L’Express ) confirment d’ailleurs que la #colère est devenue l’émotion dominante sur Twitter, représentant 35 % des messages, bien loin devant l’inquiétude et la peur (14%), puis la révolte (12%)… mais aussi devant les sentiments positifs comme la confiance, l’enthousiasme, le bonheur ou l’espoir qui ne dépassent pas les 10% du contenu conversationnel des Français actifs sur Twitter. En rattachant ces tweets aux liens établis par les twittos avec des leaders ou des partis politiques, il apparaît que les internautes proches du RN, d’une part, et proches de la gauche radicale, d’autre part, expriment clairement plus de colère que les internautes situés dans la sphère de partis plus modérés, qui parlent d’inquiétude, ou évoquent des sentiments positifs tels que l’espoir et l’engagement. Ainsi la colère figure dans 40% des tweets des personnes proches de l’extrême-gauche, et plus de 40% chez les personnes proches de l’extrême-droite, alors que ce sentiment avoisine les 30% chez les personnes proches de la gauche, du centre ou de la droite. A contrario l’espoir est cité seulement chez 4-5% des internautes proche des partis extrêmes et 10% chez les personnes proches de la gauche et 8% chez les personnes du centre ou de la droite. Cette recherche, qui couvre la période 2011-2024, met aussi à jour la montée des sentiments négatifs, dont toujours  la colère (66% d’augmentation en dix ans, avec une forte progression pour la période 2018-2024). Une dynamique qui renforce la polarisation et accroît le risque de radicalisation politique.

Car l’électeur en colère, figé dans ses certitudes, ne cherche plus à s’informer mais se replie sur des récits qui le confortent dans ses croyances. L’état émotionnel de la colère le fige dans sa posture et interdit à son cerveau d’enregistrer des informations nouvelles qui pourraient soulever un doute chez lui. Pire, il a tendance (comme sur le climat) à nier le problème si la solution lui semble inaccessible.

À l’inverse de l’électeur qui est seulement inquiet effectue des recherches d’informations pour colmater son angoisse et est prêt à actualiser et à réviser ses croyances. Ce sacre de l’électeur émotionnel fait également évoluer le comportement des dirigeants politiques : ainsi les leaders « #antisystème » ont bien perçu l’avènement de cet électeur pétrifié dans ses émotions et adaptent leurs discours en conséquence, introduisant la dimension émotionnelle dans les déterminants du vote, notamment sa capacité à générer des attitudes inflexibles comme si l’électeur ne questionnait plus son choix et s’y attachait comme à un élément identitaire. Ce phénomène est exacerbé par les #réseauxsociaux, où quand on n’est pas d’accord avec le message posté par quelqu’un, on le « dislike » avec ce pouce vers le bas créé par Reddit, Inc. en 2005 (l’objectif initial était de pouvoir accroître ou diminuer la visibilité d’un contenu selon que les utilisateurs le trouvaient intéressant ou au contraire ennuyeux). Mais la vie sur la toile déteint sur la vie tout court, et l’amalgame est fait : d’une situation où l’on n’est pas d’accord avec quelqu’un, politiquement ou intellectuellement, la bascule est rapide vers l’idée qu’on n’aime pas cette personne… ce qui transforme le paysage politique en une arène d’émotions où le raisonnement et le débat d’idées ont cédé la place aux réactions viscérales et souvent agressives. Signe des temps : les sondagiers et les spécialistes de l’opinion s’intéressent aujourd’hui aux émotions (qui déterminent plus que jamais nos actions et, par conséquent, nos choix à venir), aux ressentis, à l’imaginaire des citoyens, comme si ces derniers n’étaient plus vraiment mus par les analyses, les idées et les jeux d’intérêt.

Les racines de cette colère contemporaine en France ont été très bien explorées par la série fictionnelle #LaFièvre, diffusée par CANAL+ Group début 2024 et abondamment commentée par la Fondation Jean-Jaurès, qui met en exergue la façon dont le ressentiment et l’indignation ont été nourris par des décennies de discours simplistes et de polarisation.

Pour l’ONG Parlons Climat , qui vient de publier une étude très intéressante sur le climatoscepticisme, ce dernier ne puise ainsi pas son origine dans un manque de connaissances mais dans cette colère (en l’occurrence sur le climat, la colère contre l’écologie punitive et radicale, la colère de voir sa liberté et son libre arbitre restreints, la colère de se sentir culpabilisés), ainsi que dans les croyances et l’idéologie politique des individus. Car pour boucler la boucle, les climatosceptiques expriment une forte défiance institutionnelle, qui vire parfois au #complotisme, comme en témoignent les nombreuses mentions de « manipulation », voire d’« instrumentalisation »,dans les entretiens réalisés par Parlons Climat.

DE LA FOULE NUMERIQUE A L’EFFONDREMENT DU DEBAT PUBLIC

Le sociologue Gabriel Tarde avait déjà, à la fin du XIXe siècle, décrit les différences entre la « foule » et le « public ». La première est impulsive, réactive, et sujette aux passions, tandis que le second se nourrit de débats argumentés et d’échanges réfléchis. Aujourd’hui, les réseaux sociaux reproduisent les caractéristiques de la « foule », renforçant la fragmentation du discours public. L’essayiste #NaomiKlein, dans « Le Double : Voyage dans le Monde miroir », évoque la façon dont ces outils technologiques altèrent notre capacité à dialoguer, conduisant à une société où chaque groupe vit dans une « #bulle » et un univers parallèle de certitudes renforcées.

Pour preuve, trois Français sur quatre pensent désormais qu’on ne se méfie jamais assez des autres, et 91% des Français ont l’impression que dans notre société il n’est plus possible de débattre sans que cela ne tourne au dialogue de sourds voire à l’affrontement . Résultat : on évite le débat en cherchant à se rapprocher de ceux qui pensent comme nous. Et l’algorithme pousse dans ce sens – une expérience menée par Eli Pariser a ainsi montré que pour une même recherche « BP » sur Google, un profil considéré comme « de gauche » voyait des résultats sur la marée noire causée par la compagnie dans le golfe du Mexique… tandis qu’un profil « de droite » se voyait proposer des contenus pour investir dans British Petroleum !

Loin de susciter la conversation démocratique fondée sur la délibération argumentative, X a tout particulièrement agi comme un exutoire pour ceux qui ne se sentent pas suffisamment écoutés ou entendus : les personnes isolées, socialement écartées ou peu gratifiées, celles qui, pour se soulager de leurs problèmes, souhaitent en témoigner publiquement, celles qui aiment en découdre, et par là même les partisans de toutes causes extrêmes.

L’étude de Yann Algan souligne ainsi que sur X, chaque internaute vit dans son silo, les « #threads conversationnels » sont inexistants ou en tout cas tournent court très vite (4% des échanges sont des réponses sur Twitter France contre 80% de like), « la communication s’opère par des phrases sèches et définitives encouragées par la limitation du nombre de caractères (280 en 2024 pour la version gratuite de X, certains internautes toutefois enchaînent les tweets), des interjections indignées, dénonciatrices ou approbatrices, et bien entendu par la rediffusion (commentée par l’internaute) de séquences brèves extraites de l’actualité télévisée : celles qui, en un flash, résument une opinion radicale, ou peuvent susciter une réaction immédiate d’adhésion ou de réprobation ». Ce ping-pong émotionnel « fait fuir les internautes habités par une exigence intellectuelle, tout comme ceux qui ont besoin d’espace pour décrire la complexité et les nuances de leur opinion ; ils abandonnent cette foire d’empoigne et recherchent des formats propices à l’approfondissement, fréquentent des espaces de discussion spécialisés, se réfugient vers les podcasts, les nouveaux magazines ou les sites de la presse généraliste ». Cette désertion abandonne Twitter aux internautes galvanisés par la colère, que réseau fédère à coup d’émoticones d’approbation (le réseau suggère des cœurs et pas d’émoticone de rejet). Dans cette galaxie d’individus, en quête d’un écho à leurs indignations, se forment des sortes de communautés virtuelles de gens qui ne se connaissent pas – mais qui peuvent un jour se réunir pour une lancer une action collective comme on l’a vu à l’occasion des mouvements des #Giletsjaunes et ou lors des émeutes de juin 2023.

Anne Rosencher, directrice déléguée de l’Express, qui a publié l’étude de Yann Algan, le rappelle :  « la colère, ça provoque de l’adhésion, ça provoque une envie de retourner la table, contrairement à la peur qui est un sentiment plus conservateur et qui va faire que surtout on ne veut pas trop changer les choses ». Dans cette perspective, le populisme se positionne comme un opportunisme émotionnel : « très habilement, ces partis ont étudié des préoccupations qui génèrent de la colère et les ont investies, sans trop se préoccuper d’avoir une cohérence ». Mais il est ensuite très difficile d’aller récupérer par un discours raisonné quelque chose qui relève de l’émotionnel. Pour le journaliste Thomas Huchon, #Twitter, qui n’a « que » 300 millions d’utilisateurs dans le monde (soit dix fois moins que Facebook), a une particularité : « c’est le réseau social privilégié des politiques, des journalistes, des militants, des chercheurs. C’est le média de l’instant là où #Facebook par exemple est le média de l’archive ». En modifiant notre manière de nous informer, en passant systématiquement par notre émotion pour capter l’engagement et notre attention, les réseaux sociaux changent les êtres humains, leur manière de discuter ou d’interagir… et donc la société.

LA MONTEE DES INDICES DE RISQUE POUR LA DEMOCRATIE

« Ce qui permet à une dictature totalitaire, ou à toute autre dictature de régner, c’est que les gens ne sont pas informés. Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Et un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir, mais aussi de sa capacité de penser, et de juger. On peut faire ce que l’on veut d’un tel peuple. » – Hannah Arendt

Sur les sujets développement durable, un enseignement clef est qu’on ne comprend et qu’on ne progresse bien que sur ce qu’on est capable de mesurer précisément. C’est tout l’intérêt de l’indice AARD (Analyse d’Alerte sur les Risques pour la Démocratie), développé par Alain Chouraqui (directeur de recherche émérite au CNRS) et l’équipe pluridisciplinaire de la très intéressante FONDATION DU CAMP DES MILLES MEMOIRE ET EDUCATION, que de mettre en lumière et en chiffres cette tendance préoccupante – à partir des études scientifiques et historiques permettant d’identifier les engrenages sociétaux dont on sait, de la Shoah au Rwanda, qu’ils peuvent mener, en période de crises, des nations même « civilisées » à une déstabilisation des institutions et une perte de repères ouvrant la voie à des régimes autoritaires… voire aux horreurs inouïes dont l’humanité a fait l’expérience. Tout cela, et c’est important de le comprendre, prend racine dans le terreau social « normal » dans toute société, avec ses tensions et ses peurs, ses #préjugés et ses #stéréotypes, ses intérêts divergents… Présents dans ce terreau, le #racisme et l’ #antisémitisme ont en particulier un énorme potentiel explosif et une grande force de contamination, et, dans l’histoire, les conflits ethniques ou religieux ont été parmi les plus cruels.

Ne rien faire c’est laisser faire : c’est donc pour mieux résister à ces engrenages délétères, expliquent les auteurs, qu’il est particulièrement utile de connaître ces étapes dangereuses, car l’Histoire montre aussi que plus tôt a lieu la résistance au processus, moins elle est difficile et plus elle est efficace. Concrètement donc, ces enchaînements se développent selon la Fondation en trois étapes qui se succèdent à partir du terreau initial – et où l’on voit le rôle délétère que peuvent jouer, à notre époque, les réseaux sociaux dans l’évolution de la situation :

– la première étape est « l’émergence de l’extrêmisme identitaire  dans l’ordinaire du quotidien » (pouvoir affaibli, rumeurs et complotisme, crispations identitaires, minorités agissantes, manipulation du langage et inversion du discours, boucs émissaires, violences antisémites ou racistes…) ;

–  la seconde étape passe « de la démocratie au régime autoritaire » (perte de repères, forte demande d’autorité, attaque des institutions,  rejet des élites, montée des peurs, pouvoirs débordés, médias contrôlés, minorités menacées…) ;

–  la troisième étape consacre « la fin de l’état de droit par les urnes ou par la force » (insécurité généralisée, atteintes aux droits/libertés/vies, neutralisation des contre-pouvoirs, effet de groupe/soumission volontaire…).

Or donc, d’après les calculs de la Fondation du Camp des Milles, entre 1990 et 2023, l’indice AARD (Analyse d’Alerte sur les Risques pour la Démocratie) a été multiplié par 6, reflétant une montée des tensions sociales, de la violence et des radicalisations. Signe inquiétant, qui ne concerne que l’Hexagone mais fait évidemment écho à ce qui se passe aussi ailleurs : Chouraqui souligne que selon l’indice on se situe actuellement en France au début de l’étape 2 sur les 3 que comptent ce processus historique. Mais il explique aussi l’importance d’une vigilance continue et d’une action collective pour préserver la santé démocratique.

CONCLUSION : COMMENT RESISTER A L’ERE DES ALGORITHMES ?

Car, et c’est une bonne nouvelle, l’avenir de la démocratie dépend de la manière dont nous choisissons, chacun.e et ensemble, de répondre aux défis précédemment décrits. Comme le montre l’analyse de Chouraqui autour de l’indice AARD, la #résistance collective, éclairée et proactive est essentielle. Chaque citoyen, chaque institution, chaque entreprise doit prendre sa part pour réinventer un espace public où le dialogue et la délibération redeviennent possibles.

De ce point de vue, il nous faut encore explorer et maîtriser les clés permettant de transformer un groupe hétérogène, aux profils et idées variés, en une équipe accomplissant l’impossible ensemble. S’appuyant sur des exemples divers ( jurys d’assises, conventions citoyennes, Alcooliques Anonymes…), Clara Delétraz, autrice de l’excellente newsletter Ensemble(s), identifie dix ingrédients majeurs : le contact physique, l’égalité des voix, l’indépendance des participants, le « faire ensemble », le travail préalable sur ce qui réunit (plutôt que sur ce qui sépare), la convivialité, le temps, des règles claires, un garant du cadre… et des symboles sacrés qui renforcent le sentiment de partage, qu’il s’agisse du serment olympique ou des rituels en justice. Ces facteurs créent des espaces où même des individus aux antipodes parviennent à surmonter leurs différences pour converger vers des solutions, rappelant que la collaboration est possible lorsqu’on tisse des liens humains profonds et qu’on s’ancre dans des objectifs communs.

Alors comment s’en inspirer pour recréer du lien dans un monde polarisé ? Comment surmonter les fractures sociales, générationnelles et territoriales qui nous éloignent les uns des autres ? Les entreprises ont un rôle à jouer, il n’est qu’à voir BlaBlaCar ou HomeExchangequi montrent comment créer des rencontres inattendues tout en répondant à des besoins concrets (le covoiturage ou l’échange de maisons). Ces expériences nous ouvrent aux autres, nous connectent à des inconnus et enrichissent nos vies.

Dans le monde associatif, des projets comme Le Grand Bain à Marseille, qui jumellent des écoles issues de milieux sociaux différents pour apprendre à vivre ensemble dès le plus jeune âge, et les programmes mélangeant crèches et Ehpad pointent d’autres solutions pour retisser des liens entre générations et strates sociales.

Dernier point, et pas des moindres : sortir de l’influence des #algorithmes des réseaux sociaux, en diversifiant nos sources d’information ou en réformant leur fonctionnement, est essentiel pour briser les bulles d’opinions. En agissant individuellement et collectivement, nous pouvons ici aussi multiplier les occasions de rencontres et recréer des ponts là où des murs se sont élevés. David Chavalarias (encore lui) estime, dans une récente tribune parue dans Libération et alors que le propriétaire de Twitter/X, Elon Musk, vient d’être nommé dans le gouvernement Trump, qu’il n’est plus possible de continuer à utiliser ce réseau social devenu un lieu de «désinformation» : il appelle donc à quitter X le jour de l’investiture de #Trump « pour ne pas perdre la guerre de l’information » et donne donc des clés pour migrer vers des plateformes plus démocratiques. Entr’autres il invite à se tourner vers une nouvelle vague de réseaux sociaux « responsables », comme Mastodon, issus du monde du logiciel libre et dépourvus de publicité, qui n’exploitent pas les données personnelles, laissent le choix de l’algorithme de recommandation et s’appuient sur un protocole informatique ouvert garantissant l’interopérabilité des plateformes sociales qui y participent – l’inverse de la situation actuelle où, si l’on est sur Twitter, on ne peut pas parler avec quelqu’un sur Facebook, et encore moins y faire migrer ses données et son audience (si l’on part, on perd l’ensemble de ce que l’on appelle désormais son « capital éditorial et social », à savoir ses contenus et de ses abonnés).

Signe encourageant d’évolution sur ces questions aussi : l’Australie vient d’annoncer début novembre sa décision d’interdire les réseaux sociaux aux jeunes de moins de 16 ans, à charge pour les géants de la technologie et autres plateformes de réseaux sociaux de s’assurer que les utilisateurs ont l’âge requis.

En attendant de telles mesures, il existe d’autres pistes pour agir au niveau individuel et collectif.

D’abord il est essentiel d’apprendre à reconnaître les biais algorithmiques, et ce dès le plus jeune âge : comprendre dès l’école le fonctionnement des plateformes est crucial pour former des citoyens capables de naviguer dans ces environnements complexes.

Ensuite comme souvent, la diversité est une réponse : privilégier des sources d’information diversifiées et des formats longs permet de développer une compréhension plus nuancée des enjeux.

Très important aussi : le développement de l’esprit critique et la discussion hors ligne. C’est aussi en encourageant des espaces de débat respectueux et argumentés, loin des polémiques instantanées, qu’on peut contribuer à retisser le tissu social.

Enfin, et cela nous ramène à l’exemple australien, une autre possibilité d’action est le soutien à des législations qui responsabilisent les plateformes sur leur rôle dans la diffusion de la désinformation et la polarisation. David Chavalarias (toujours lui) suggère par exemple de permettre aux utilisateurs des plateformes de certifier leur citoyenneté (sans révéler leur identité) grâce à des services tiers tels que FranceConnect pour que chacun puisse distinguer les comptes de concitoyens de ceux pilotés par des robots ou par des agents œuvrant pour le compte de puissances extérieures. Le problème est évidemment que les plateformes n’ont pas intérêt à ce que du jour au lendemain, on s’aperçoive que 20 à 30% de leurs utilisateurs sont en réalité des robots, sans oublier que les faux comptes créent de l’engagement !

De son côté, Naomi Klein appelle notamment de ses vœux des règlementations qui feraient des réseaux sociaux un « service public », à la façon dont le sont les médias publics, indépendants des gouvernements.

D’ici là, dit-elle aussi fort justement dans ce fameux numéro de Le 1 hebdo, il nous faut investir l’espace hors ligne, et y travailler notre #tolérance. « Pour que toute voix discordante ne soit pas immédiatement taxée d’incitation à la haine et à la violence. Bien entendu, il existe des gens qui incitent à la haine et à la violence, et ceux-ci ne devraient pas avoir de plateformes publiques pour s’exprimer. Mais je pense que l’on a trop brouillé les lignes entre idées offensantes et idées dangereuses. (…) Il faut que nous nous endurcissions, que nous nous confrontions aux idées qui nous déplaisent. Que nous défendions la liberté de parole et la liberté de manifester, y compris de ceux avec qui nous ne sommes pas d’accord. Sans quoi, nous ne pourrons jamais avancer. »

Pour conclure sur une note positive, signalons l’initiative enthousiasmante qui vient d’être lancée par les deux médias Brut. et La Croix : « Faut qu’on parle », une expérience unique qui fera se rencontrer en tête-à-tête des gens aux opinions opposées (première édition ce samedi 23 novembre) grâce à un algorithme qui « matche » des personnes ayant répondu différemment à des questions clivantes. #Fautquonparle fait partie du programme international My Country Talks, lancé en 2017 par la rédaction de ZEIT ONLINE en Allemagne, et qui a déjà permis à plus de 290.000 participants dans le monde d’échanger avec des inconnus sur des sujets politiques ou de société – un format dont il a été scientifiquement prouvé qu’il réduisait la polarisation après une seule conversation.

Sur le même thème

Suivez toutes nos actualités
dans notre newsletter