Dans un monde confronté à des défis environnementaux et sociaux sans précédent, le clivage est une impasse : si nous passons notre temps à accuser les autres de générer un problème dont nous serions victimes mais jamais coupables, nous sommes probablement à côté de la plaque et assez mal partis pour résoudre notre problème. Surtout qu’au passage, nous oublions un levier majeur du #changement d’autrui qui est, par le truchement des neurones miroirs et des normes sociales, le changement de soi – lequel est, dit-on, le mieux capable d’inspirer autrui.
Or sur la #transition environnementale particulièrement, force est de constater que pour l’instant la roue de la culpabilisation, consistant à toujours « refiler le singe » à un autre, tourne à fond : les pauvres accusent les riches (jets privés, week-ends shopping à NYC, …) qui accusent les pauvres (j’ai entendu l’autre jour sur France Culture #AlainFinkelkraut, très peu inspiré, s’en prendre à #GretaThunberg pour finir par dire qu’elle accuse les adultes occidentaux d’avoir sali la planète et se trompe de cible, car les vrais coupables seraient les pays du Sud !) ; les villes accusent les campagnes (utilisation de la voiture, émiettement urbain, habitat individuel mal isolé…) qui accusent les villes (société de l’ #hyperconsommation, impact des bâtiments et des voitures, etc.) ; les entreprises pointent les consommateurs (quête des prix les plus bas, incohérence entre les déclarations et les achats effectifs…) qui montrent les entreprises (manque d’offres responsables, manque de moyens marketing pour les promouvoir, #greenwashing…) ; et, naturellement, les jeunes accusent les vieux (société de consommation, Trente Glorieuses, civilisation #fossile…) qui accusent les jeunes (#fastfashion, #fastfood, société du jetable, impact des portables et de l’électronique…).
Sur ce dernier sujet du conflit des #générations, il a suffi, rappelait récemment Michele Fitoussi dans Le 1 hebdo (n° du 20 mars 2024 sur le #wokisme), de « deux petits mots » pour renvoyer la génération des #babyboomers dans ses cordes : le fameux OK boomer lancé il y a quelques années par une parlementaire néo-zélandaise de vingt-cinq ans à un député plus âgé. OK boomers ? Ou plutôt KO boomers ? En clair : face aux dégâts écologiques et aux injustices profondes que vous avez contribué à créer et à creuser, vous feriez mieux de vous taire. « Retournez donc roupiller sur votre patrimoine immobilier. C’est nous qui réveillons le monde, nous qui sommes les « éveillés ». « Nous », les natifs des années 1980 à 2000 ; « vous », les baby-boomers coupables de tout et surtout d’avoir profité des Trente Glorieuses, quand les générations Y et Z n’ont connu que la crise. »
Mais alors, dans ce contexte, comment réussir à transformer cette écologie qui divise en une écologie qui rassemble, mobilise et fédère… pour répondre à une crise qui est aussi celle des relations (comme le dit très bien le collectif Osons les territoires dans son excellent petit Manifeste paru aux Éditions Le Pommier) – entre générations, entre l’Homme et la nature, entre les individus, et entre les entreprises et la société ?
Serge Guérin, sociologue et professeur, expert des questions liées au vieillissement ou à la « seniorisation » de la société, des enjeux de l’intergénération et de l’éthique de la #sollicitude, propose dans son ouvrage « Et si les vieux aussi sauvaient la planète ? » (paru aux #EditionsMichalon en début d’année) une vision novatrice, à rebrousse-poil des idées reçues, qui met en avant la coopération intergénérationnelle comme un levier puissant pour relever les défis du XXIe siècle. En montrant la convergence entre la transition démographique et la transition écologique, Guérin nous invite à explorer comment ces deux grandes transformations peuvent se mettre en résonance pour créer une société plus #résiliente et #solidaire.
La #doubletransition, écologique et démographique, est un concept essentiel pour comprendre les dynamiques actuelles de notre société. Pour Guérin, la transition démographique, marquée par le vieillissement de la population, et la transition écologique, dictée par la nécessité de répondre notamment à la crise climatique, doivent être considérées comme deux faces d’une même médaille. Car elles impliquent toutes deux des changements profonds dans nos comportements, nos modes de vie, nos imaginaires et nos systèmes économiques.
Ces deux transitions sont « deux ruptures fondatrices, majeures », également inéluctables, qui vont changer notre monde. Elles nous appellent l’une et l’autre à nous adapter vite… sous peine de nous adapter trop tard. Il est donc urgent d’inventer une écologie de l’adaptation touchant aussi bien « aux structures de l’économie et de l’emploi, à l’approche de la santé, aux modes de vie et de consommation, qu’à l’organisation de l’État et des collectivités, et aux conditions de l’exercice démocratique ».
Plus largement, les liens entre ces deux grandes transitions sont divers, multiples, essentiels. D’abord de leur double fait, nous allons devoir vivre dans un monde marqué par les pénuries: pénurie de ressources, d’eau et d’énergie d’un côté, pénurie de ressources humaines et déséquilibre entre la population potentiellement active et celle en retraite de l’autre…
Ensuite, les changements climatiques, la #pollution croissante, la hausse des maladies virales vont poser de nouveaux enjeux de #santé et accroître les besoins d’accompagnement et de soin, notamment pour les plus #vulnérables dont font partie les #seniors. L’ensemble de ces défis va demander de développer des infrastructures, des technologies, des moyens. À chaque fois, cela aura des conséquences sur les émissions de CO2, sur la consommation de matières premières, sur la production de déchets…
Autre résonance entre ces deux transitions : elles font émerger des réactions viscérales parfois similaires. Car il y a une #peur de vieillir comme il y a une peur des effets des dérèglements climatiques. Du coup, au sujet de la crise climatique qui s’accélère, on cherche des coupables en jouant à « ce n’est pas moi, c’est l’autre »… cependant qu’au sujet de la hausse inédite du nombre de seniors, annonçant celle des très âgés (d’ici à 2028, pour la première fois en France, les plus de 65 ans seront plus nombreux que les moins de 20 ans et en Europe, nous devrions passer cette année le cap du moment où les plus de 65 ans seront plus nombreux que les moins de 15 ans), on se querelle aussi souvent en mode « le vieux, ce n’est pas moi c’est l’autre ». Bref, dans les deux cas, il y a un refus d’obstacle ou un #déni de la société et des décideurs, avec la tentation d’attendre et de remettre à plus tard les changements et actions. Il faut dire, sans doute, que les deux transitions se heurtent à la fameuse « tragédie des #horizons » de Mark Carney, le gouverneur de la Banque d’Angleterre qui avait utilisé ce terme au moment de la COP 15 (en 2015), pour décrire la difficulté de demander des efforts immédiats sur des sujets où les effets de l’inaction ne se verront que beaucoup plus tard.
Enfin, ces deux transformations appellent des solutions communes : un exemple particulièrement frappant à mes yeux (très bien documenté par Sonia Lavadinho dans son excellent livre « La ville relationnelle ») est le #verdissement des villes, et la création d’ilots de fraîcheur végétaux, qui sont absolument nécessaires pour faire face aux événements climatiques extrêmes, qu’il s’agisse des #canicules ou des pluies torrentielles (des sols moins perméables, dans les squares et les jardins mais aussi avec le retour des fossés d’antan, permettront l’absorption plus rapide des eaux et éviteront les inondations)… mais également très appropriés pour rendre les villes plus vivables pour les plus âgés, via l’accès facilité à des parcs et espaces végétalisés, des rues plus vertes et moins encombrées d’automobiles, des trajets apaisés pour les piétons ou les vélos, des températures moins extrêmes, des endroits où se mettre à l’ombre en attendant le bus, etc. Incidemment, tout cela fait aussi de la ville des #vieux une ville pour les #enfants, ce qui achève de construire ce pont entre les générations.
Pour toutes ces raisons, notamment, les deux transitions doivent se penser en complémentarité, plutôt qu’en opposition ou dans l’angle mort l’une de l’autre. Plutôt qu’opposer les générations et traiter ces sujets majeurs en silo, il est plus efficace et cohérent de les aborder ensemble. Mieux encore : « la double transition doit être un destin, un levier pour relancer le pays et porter un espoir », en proposant un nouveau roman national ambitieux et novateur. A chacun.e de faire de ces deux chocs un levier, non seulement pour s’adapter aux nouvelles conditions, mais aussi pour améliorer nos modes de vie, le bien-être collectif, la cohabitation avec le vivant et la préservation de la planète.
Car une chose semble certaine : il nous sera impossible de faire face à la double transition sans mobiliser l’ensemble des générations, la grande majorité des populations. Dans cette perspective, souligne Guérin, l’une des pistes à interroger et à investiguer est celle du #care, en termes de prise en soin et d’approche accompagnante des plus fragiles et des plus âgés, dans la perspective de la préservation de l’environnement. Car le care, ou l’éthique de la sollicitude, est d’abord une approche du monde qui met en avant les liens et les #interdépendances : c’est une morale de l’attention – ce qu’Emmanuel #Levinas désignait comme la « non-indifférence du prochain »…
Penser un monde commun revient donc à sortir d’une culture binaire de la division et de la séparation (des générations et des transitions) pour s’inscrire au contraire dans une logique volontariste de prise en compte globale, en #interdépendance, des fragilités des personnes comme de celles de notre planète. La santé de l’individu est indépendante de celle de la Terre, évidemment : la crise climatique, la montée des eaux, la multiplication des catastrophes environnementales sont autant de menaces – déjà bien réelles – qui pèsent sur les êtres humains – et les plus exposés sont d’abord les plus fragiles, les moins protégés et les plus pauvres. Autrement dit, si le care n’a pas été pensé, à l’origine, comme une attention à l’écologie, il est désormais urgent de l’y intégrer. C’est d’ailleurs l’approche du mouvement « #OneHealth » qui intègre la santé humaine, animale et environnementale, comme le décrit très bien l’économiste #EloiLaurent dans son manifeste « Et si la santé guidait le monde ? » (sous titré « L’espérance de vie vaut mieux que la #croissance », écrit au sortir du Covid et publié par #LesLiensQuiLibèrent), renforçant l’idée que la préservation de la planète et celle des individus sont intrinsèquement liées, et donc que la prise en compte de la double transition est féconde autant que porteuse d’espoir et de sens.
Ce, à condition évidemment que cette double transition ne se fasse pas uniquement « pour » les gens et encore moins « contre » eux – mais forcément « avec» eux. Et avec tous. Dans cette perspective, peut-on vraiment continuer à opposer la « génération climat », forcément consciente des enjeux et motrice des changements, aux seniors, accusés de ne rien faire pour le climat alors qu’ils porteraient la responsabilité de la situation ? Ne se trompe-t-on pas systématiquement, quand on essentialise les comportements et qu’on enferme chacun.e dans son identité – sans prendre en compte le fait que nous sommes, fondamentalement, des animaux sociaux pluriels avec une diversité d’identités, d’histoires et de personnalités ? Peut-on vraiment, pour répondre à ces défis majeurs, se passer du savoir-faire des seniors, de l’ancrage dans la communauté des vieux, des plus expérimentés qui dans leurs fonctions actuelles ont souvent le pouvoir de changer le monde, alors même que, pour beaucoup, ils ont vécu des périodes plus sobres et grandi dans des sociétés moins embrigadées dans l’hyper-consommation ? Ne gagnerait-on pas plutôt, insiste Guérin, à tenter de « mobiliser l’ensemble des âges et des gens pour les fondre dans un nouveau récit national partagé « ?
Pour cela, il est temps, au préalable, de déconstruire les stéréotypes qui opposent les générations. D’autant plus qu’au-delà des idées reçues, les études montrent que l’inquiétude face au changement climatique est largement partagée par toutes les générations :
Autrement dit, les seniors ne sont pas forcément des spectateurs passifs dans la lutte contre le changement climatique. Au contraire, leur expérience de vie et leur engagement local les placent en bonne position pour initier et soutenir des initiatives écologiques (jardinage communautaire, circuits courts, économie circulaire, covoiturage…) qui renforcent également le lien social et la solidarité intergénérationnelle. Certains mêmes s’organisent pour soutenir les manifestations de leurs enfants et petits-enfants (voir par exemple les GRANDS PARENTS POUR LE CLIMAT FRANCE, qui se développent en Europe depuis 2015, mais revendiquent une position derrière les jeunes, et en soutien de leur action, dans les marches pour le climat).
Quant aux plus jeunes générations, elles apportent souveent une énergie et une créativité qui sont indispensables à la transition écologique, cependant que leur familiarité avec les nouvelles technologies et leur engagement envers les causes environnementales sont des atouts précieux pour catalyser le changement.
Et entre les deux, cinquante nuances de Nold, le mouvement (créé par ma très chère amie Anne Thevenet-Abitbol et sa complice Charlotte DARSY avec un #media dédié sur les réseaux sociaux) qui rassemble tous ceux qui sont « trop vieux pour être jeunes et trop jeunes pour être vieux », convaincus que la jeunesse est d’abord un état d’esprit et qu’on peut voir passer les années sans devenir vieux – au sens où un vieux c’est d’abord « quelqu’un qui n’a plus d’envies, plus de projets, plus de curiosité, qui n’est plus capable de s’adapter au monde qui change, dont il est de plus en plus déconnecté », sans humour ni légèreté.
Autant dire que la coopération intergénérationnelle a de l’avenir – et qu’elle permet de combiner le meilleur de chaque génération en une alliance puissante pour relever les défis climatiques. Car en réalité, le véritable fossé ne se trouve pas entre les générations mais entre ceux qui sont prêts à agir et ceux qui ne le sont pas. Plutôt que de polariser le débat (voir le précédent numéro de cette newsletter), attachons-nous à créer des ponts entre les générations pour renforcer la coopération et l’innovation. Le double effet #KissCool (référence générationnelle !) de cette approche ne tardera pas à émerger, car les espaces de dialogue entre les générations (forums communautaires, ateliers intergénérationnels, groupes de travail ou de voisins…) offrent des opportunités non seulement pour échanger des idées et construire des solutions ensemble, mais aussi pour retisser du lien social et favoriser une société plus solidaire.
En conclusion,pour « faire atterrir » cette double transition globale, rien de tel (une fois de plus !!) que l’action #locale. Serge Guérin le rappelle : les communautés locales sont ici aussi les mieux placées pour mobiliser rapidement des ressources, expérimenter des solutions innovantes, faire évoluer en même temps les infrastructures et les comportements, pour adapter les politiques aux besoins spécifiques de leur population. Le rôle des collectivités et des territoires est central, comme le montrent plusieurs exemples concrets d’initiatives locales qui allient préoccupations écologiques et démographiques :
Autant dire que les #territoires font partie de ces acteurs pivots « capables d’organiser les relations et les coopérations entre différents types d’acteurs autour d’un projet commun, qui lui-même relie économie, société et environnement », comme le souligne le collectif Osons les territoires emmené par Jean-François Caron et Pierre Calame. Et la double transition offre un projet commun idéal. Les initiatives territoriales peuvent inclure des programmes de développement durable, des partenariats public-privé et des projets de coopération intercommunale – avec l’objectif de mobiliser des ressources, de partager des connaissances et de renforcer les capacités locales pour faire face aux défis du changement climatique.
S’il fallait retenir une idée de ce numéro, je dirais que l’interdépendance est notre plus grande force. En embrassant la double transition et en valorisant la coopération intergénérationnelle, nous pouvons construire un avenir où chaque génération trouve sa place et contribue activement à la durabilité de notre planète – en ligne avec la leçon du philosophe français Vladimir Jankélévitch dans « L’Irréversible et la Nostalgie », une doctrine en fin de compte très exigeante, citée par Jean-Pierre Dupuy dans sa récente interview à Le 1 hebdo : l’irréversibilité du temps n’admet qu’un seul remède, le consentement joyeux de l’Homme à l’avenir, au futur… quel que soit son âge.